8.7 - Les médias et la désinformation

VII - Après le 19 mars 1962 le mensonge d'Evian - Ces années de plomb qui durent depuis1962

1 - Lettre ouverte à FR3 de Gérard LEHMANN

2 - ARTE et la désinformation « Tous à la plage » 12 juillet 2007

1 - Lettre ouverte à FR3 de Gérard LEHMANN

Ass. Prof. Gérard Lehmann                  
31.01.2008
Syddansk Universitet
Engvejen 18
DK - 5874 Hesselager

LETTRE OUVERTE

À FR 3

Monsieur le médiateur,

Je vous remercie de m´avoir répondu avec diligence et de m´avoir transmis les réponse des responsables de l´unité documentaires et magazines de FR3.

Je ferai en réponse les observations suivantes:

Je me félicite que la télévision publique diffuse des films ayant trait à l´histoire, et en particulier à l´histoire de France. Je suis parfaitement au courant de la carrière de Faouza Fékiri et ne conteste ni la qualité de son film ni celle de Pontecorvo sur la bataille d´Alger. Mais je leur conteste toute objectivité historique.

Je suis également d´accord avec vous pour penser que la guerre d´Algérie (on devrait d´ailleurs dire les guerres d´Algérie) est un sujet sensible et délicat qui doit faire l´objet d´un traitement qui en tienne compte. Et c´est d´ailleurs l´objet de mon intervention.

Le film de Faouza Fékiri est fort bien agencé: mêlant des interviews des tueuses du FLN, de leurs familles, d´un militaire français impliqué dans cette guerre et des images empruntées au film de Pontecorvo qui ont le caractère d´images d´archives.

Vous avancez qu´il y est beaucoup moins question du FLN, et du conflit colonial au sens large, que de la situation des femmes en pays musulman […], de femmes impliquées dans cette guerre.

Je suis en désaccord total sur ce point: le film tout entier est construit sur la guerre d´Algérie, sur la bataille d´Alger et particulièrement sur le terrorisme urbain exercé par le FLN, et sur une justification de ce terrorisme urbain. Cette justification est exprimée par les femmes terroristes, les images du film de Pontecorvo leur donnent un arrière-plan visuel fort, et les propos du militaire français les confortent.

Or, ce qui fait de ce sujet quelque chose de délicat et de sensible, c´est un problème d´éthique. Nous savons la somme d´horreurs que représente une guerre, nous savons la diversité des interprétations possibles, nous savons que la violence n´est pas toujours et partout inévitable, mais nous sommes d´accord sur une chose: faire de civils innocents des otages, en faire des cibles privilégiées de la bombe, du couteau ou du fusil, parce que justement, ce sont des civils, des innocents, et de préférence des enfants, cette stratégie qui fut un élément capital de la guerre menée par le FLN, cette pédagogie de la terreur, nous la condamnons comme barbare, comme un crime contre une certaine idée de l´homme. Tout comme nous condamnons la violence exercée contre des innocents, d´où qu´elle vienne, et qui s´appuie sur l´idée de la responsabilité collective d´un peuple et donc justifie d´en sanctionner n´importe quel membre, fût-il un bébé dans sa poussette.

C´est avec cela que je demande que l´on se mette en règle, pour reprendre l´expression d´Albert Camus. Que l´on se mette en règle avec l´idée, défendue par Sartre et Merleau-Ponty, de la terreur progressiste, de l´innocence sacrifiée pour des lendemains de bonheur. Que l´on se mette en règle avec l´idée totalitaire qui fit éclore ses fleurs empoisonnées au siècle dernier. Avec l´idée que la fin justifie tous les moyens.

Il y a des choses qui ne sont pas négociables.

Vous exprimez que l´absurdité de la violence et de la guerre, l´existence de victimes innocentes sont des évidences lorsqu´on aborde de tels sujets, et dans chaque image montrée on ne peut s´empêcher d´y penser.

Eh bien non, me voilà de nouveau en désaccord avec vous. Vous me dites que le film traite de la situation de la femme en pays musulman, et un peu plus loin qu´on ne peut s´empêcher de penser, à chaque image, à l´existence de victimes innocentes. Il y a là, d´une part contradiction dans vos propos et d´autre part une affirmation contestable: si l´on pense, dans ce film, aux victimes innocentes, on y pense comme des absents et des absentes du sujet, comme des victimes du silence. Et ce silence fait écho à celui qui recouvre le siège de Bab El Oued, les massacres du 26 mars 1962 à Alger, les milliers d´enlèvements avant et surtout après le 19 mars, la capitulation d´Évian, l´Oradour du 5 et 6 juillet 1962 à Oran, le sort des harkis. Les crimes d´État.

Le choix délibéré de parler des victimes comme des abstractions, le plaidoyer d´assassins, la justification de leurs crimes par d´autres crimes, ces extraits d´une fiction ayant le caractère d´un documentaire, c´est-à-dire prétendant refléter une certaine vérité historique, tout dans le film Les porteuses de feu, est justification des crimes commis contre des victimes innocentes. Vous précisez que ce film ne contient aucune incitation à la violence et ne fait pas l´apologie de crimes contre l´humanité. Sur ce plan, n´ayant pas qualité pour le faire, je ne poserai pas ici la question de savoir si nous avons affaire ou non au viol de la loi. Ce n´est pas mon domaine de compétence.

Vous évoquez la liberté de l´artiste, et vous avez raison. J´ai regretté que, dans le film, il n´y ait pas eu le moindre mot de regret sur les civils innocents, pour atténuer un peu l´insolence du sourire, pas la moindre question sur le sujet. Mais après tout, on ne demande pas à l´artiste d´être objectif, on lui demande d´être bon.

Laissant le choix total à l´artiste de faire partiel et partial, j´évoquerai alors votre responsabilité morale, je vous parlerai de délicatesse, d´équité, de dignité.

Vous auriez pu programmer ce documentaire dans le cadre d´un débat, vous auriez pu donner la parole à Nicole Guiraud, l´une des victimes, à dix ans, de la bombe du Milk-Bar, vous auriez pu consacrer un quart d´heure à la diffusion de son court-métrage La valise à la mer, qui a reçu de nombreux prix, et qui, lui, ne respire pas l´odeur de la vengeance et de la haine. Vous auriez pu, si vous aviez voulu.

Je formule deux souhaits, en conclusion de cette seconde lettre ouverte que je diffuserai pareillement.

Le premier est que vous preniez en compte les réserves formulées et que vous songiez à un débat sur ce problème, si actuel aujourd´hui, du bon usage de la terreur. D´après les nombreux témoignages que j´ai reçu en un temps très court, je peux me permettre de dire que beaucoup partagent mon avis. Je les remercie de s´être manifestés.

Le second est que Faouzia Fékiri s´associe sans aucune réserve à la déclaration suivante:

Aucune raison n´a jamais justifié et ne justifiera jamais le sacrifice de vies innocentes.

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