13.13 - WAGNER Eric : Pour l’adolescent qui a vécu le 26 mars 1962

 VI - Les témoignages - Les enfants d'hier et d'aujourd'hui

Cette année, le 26 mars tombe un dimanche, selon les caprices du calendrier. Mais pour l’adolescent qui a vécu le 26 mars 62, cette journée-là, une journée de printemps, est un lundi. Un deuxième dimanche. Nous étions habillés et pomponnés. Non seulement il n’y avait pas d’école, mais Papa exceptionnellement était présent. Il ne courait pas les routes du bled, escorté par un convoi de l’armée, pour superviser des chantiers. Marcher avec lui dans les grandes rues où vont Marie et Meursault dans L’Étranger était par ailleurs rarissime.

Une fois passé le tunnel des Facultés, nous avons abouti à la rue Michelet. Au loin était la rue d’Isly : le tout formait en somme un long corridor bordé d’immeubles et de magasins. Papa était avec ses deux enfants. Il s’agissait d’exprimer un soutien aux résidents de Bâb-el-Oued, quartier sous couvre-feu, encerclé par l’armée. L’ado découvrait qu’il faisait partie d’une population, d’un peuple peut-être, pour la première fois.(1) Le cortège était pacifique, bon enfant. Tellement que lorsque les premiers tirs ont retenti, au loin vers la rue d’Isly, que les gens ont commencé à courir, Papa a pensé que les projectiles étaient des balles à blanc. Puis, presque aussitôt s’entendaient les sirènes des ambulances : il n‘y avait plus de doute sur la réalité de l’attentat.

Les civils avaient misé sur la durée en terre natale, l’armée française et ses tirailleurs algériens les réduisaient au provisoire. On les effaçait. Les jours suivants confirmèrent le provisoire devenu définitif. Un référendum eut lieu le 8 avril auquel ne participèrent que les Français de métropole.(2)Tout cela, l’adolescent l’apprendra avec le temps. Comme il apprendra les massacres d’avant et d’après le 5 juillet, date de l’Indépendance. Plus tard encore, sur la terre de Camus, les rats viendront dans les villes et les villages porter les bacilles de la peste. Hommes révoltés devenus étrangers dans leur propre pays, des journalistes, des écrivains, des intellectuels, des artistes apprendront à leurs dépens ce qui sépare Les Justes et les meurtriers.

Mais à l’enfant vieilli il reste le 26 mars, un faux lundi avec des airs de dimanche. Et un souvenir marquant. Quand les balles ont commencé à siffler, que les gens ont couru, Papa a appuyé sur une des sonnettes d’un immeuble. La porte d’entrée s’est ouverte et nous étions plusieurs à nous engouffrer dans ce refuge providentiel.

Aujourd’hui, pour la première fois, c’est à la main secourable qui a ouvert la porte que je pense. Et si je suis en deuil d’une journée qui avait si bien commencé, si je retrouve avec des larmes le soleil du 26 mars, je ne suis pas triste.

Car cette main, cette main …

(1) Une population condamnée: le 18 mars à Évian le gouvernement français avait cédé au GPRA ses pouvoirs sur l’Algérie et le Sahara, comme le rappelle le site Hérodote.

(2) Un second référendum aura lieu le 1er juillet pour les Algériens.

De : ERIC WAGNER / Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Envoyé le : Dimanche 2 avril 2017 17h50
Objet : 26 mars 1962. De Jean-Louis. C'est si beau que je le partage avec vous.

 1955 guide bleu 800

 

Le trait rouge indique la rue Michelet

 

La rue Michelet en Mai 1958

Rue Michelet en Mai 1958

 

 

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