4.2 - Devant le tribunal de Fort-Neuf de Vincennes - les morts de la rue d'Isly de Ghislaine Costa de Beauregard

IV - Date emblématique d'un massacre collectif d’État - Les morts de la rue d'Isly

Le procès du Petit-Clamart – Jean-Marie Bastien-Thiry - Paru dans RIVAROL - Article de Ghislaine Costa de Beauregard

Devant le tribunal de Fort-Neuf de Vincennes

Les morts de la rue d’Isly

Les morts… et leurs témoins, deux reporters, un sous-lieutenant, deux capitaines, un colonel. Ceux-ci ont assisté aux faits -saufs le colonel-et au travers de leurs affirmations, de leurs réticences, de leurs hésitations, en confrontant leurs différentes déclarations, la vérité sur le massacre de la rue d’Isly va nous apparaître peu à peu.

Car la défense nous dit qu’il y a eu crime, crime prémédité, et ce qui a coûté la vie à quatre-vingt-sept Français - c’est le chiffre officiel - et blessé plus de deux cents autres dont certains sont morts depuis.

Ces quatre-vingt-sept Français, on voudrait bien les escamoter, faire en sorte qu’ils n’aient jamais existés. Et, comme toujours dans ce cas-là, il est indispensable d’effacer les traces du crime, le dossier des mémoires de la rue d’Isly a disparu. Il est introuvable, nul ne sait où il est.

Aucun magistrat instructeur n’en a été saisi. Et sans l’insistance de la défense - et si cette « affaire » n’avait pas été évoquée au cours d’une audience, devant la presse - nul doute que nous n’en aurions jamais entendu parler. Mais à présent il est trop tard. Nous savons que les morts de la rue d’Isly retrouveront leur dossier.

Nous savons qu’il faudra bien rouvrir ce dossier, devant un autre tribunal, et nous savons qu’alors, ceux de la rue d’Isly viendront y demander des comptes.

Quatre-vingt-sept Français tués dans le dos, alors qu’ils s’enfuyaient, par des balles qui se voulaient françaises. Tous les témoins s’accordent à dire que le feu a duré plus de trois quarts d’heure et c’est beaucoup pour un réflexe que l’on voudrait nous faire croire d’autodéfense de la part du service d’ordre. (1)

Pour bien comprendre les événements sanglants qui se sont déroulés dans Alger, le 26 mars, il faut nous reporter aux 15 de ce même mois dans la petite ville de Bérrouaghia, située à 150 km d’Alger. C’est à Bérrouaghia que se trouvait cantonné le 4ème régiment de tirailleurs algériens. (Et ce 15 mars, le colonel Goubard recevait à son PC le général Ailleret en visite d’inspection. Ce que nous a été révélés par le sous-lieutenant Saint Gall de Pons, le premier officier à venir déposer à la barre.) L’autre fait d’importance nous est donné par Maître Tixier-Vignancour au cours de son dialogue avec le colonel Goubard.

Maître Tixier-Vignancour : « Le témoin a-t-il reçu le général Ailleret dans les temps qui ont précédé les événements du 26 mars ? »

Le colonel : « Oui, dans le courant du mois de janvier » (en contradiction avec le sous-lieutenant Saint Gall de Pons sur la date….. Il déclarera ensuite que : « c’était peut-être en mars »)

« Le témoin connaît-t-il le colonel Puigt ? »

« Je l’ai rencontré deux fois. »

« Le colonel Puigt commandait le 5ème régiment de tirailleurs ? »

« C’est exact. »

« Avez-vous eu connaissance que le général Ailleret ait demandé au colonel Puigt de lui fournir un bataillon pour l’opération de la rue d’Isly ? »

« Non. »

« Eh bien, le lieutenant-colonel Puigt a démissionné de l’armée après cet entretien avec le général Ailleret. »
Voir son témoignage : ICI

Quelques jours après la visite du général Ailleret en son P.C. de Bérrouaghia, le colonel Goubard effectuait un rapide voyage à Alger. Et c’est ensuite le long voyage exténuant de trois compagnies du 4ème R.T.A.

Le sous-lieutenant Saint Gall de Pons nous décrit très bien ce que fut ce voyage et dans quel état d’énervement et de fatigue les troupes sont arrivées à Alger. Trois compagnies, cela faisait un peu plus de trois cents hommes, un chiffre ridicule si l’on songe qu’à ce moment-là il y avait à Alger quinze à vingt mille qui opéraient le bouclage de Bâb-el-Oued. Il en vient tout naturellement à se poser la question : pourquoi, à ces quinze à vingt mille hommes, trois cents hommes de renfort, trois cents tirailleurs algériens?

C’était (et Maître Tixier-Vignancour le soulignera) rechercher le drame. Ces trois cents hommes faisaient, en outre, partie de troupes opérationnelles et n’avaient jamais été affectés à des tâches de service d’ordre. (2)
Voir l'article : ICI

(Le 4ème R.T. est déjà intervenu par deux fois rétablir l’ordre à Alger. La 1ère fois au Clos Salambier et le 2ème fois à Belcourt.  Ref. Le documentaire de Christophe Weber « Le massacre de la rue d’Isly – Un silence d’Etat »)  Simone Gautier

Mais écoutons le sous-lieutenant Saint Gall de Pons nous raconter les péripéties et les allées et venues de sa compagnie :

« Nous avons quitté Bérrouaghia le matin, quarante-huit heures avant le cessez-le-feu. Nous sommes arrivés à Douera vers midi. Le soir nous avons reçu l’ordre de nous diriger sur Alger. Nous avons fait halte à El Biar où nous sommes restés jusqu’à une heure du matin. Là, le commandant nous a dit que nous devions prendre position à Bâb-el-Oued. Nous y sommes arrivés à trois heures du matin. »

Maître Tixier-Vignancour :

« Par conséquent depuis le 22 mars ou vous n’aviez dormi que deux ou trois heures ? »

Le sous-lieutenant :

« Puis nous sommes allés sur la place du forum. Des obus de mortier tombaient sur nous. Nous sommes repartis ensuite sur Douera et, le 24, nous sommes arrivés à Maison Carrée. »

Maître Tixier-Vignancour :

« Et dans la nuit du 25 aux 26 ? »

Le sous-lieutenant :

« On nous a réveillé à deux heures du matin pour effectuer une mission de bouclage à Maison Carrée. Nous avons pris position vers trois heures et nous sommes restés en position de bouclage jusqu’à midi. »

Maître Tixier-Vignancour :

« Vous aviez donc en main, une troupe énervée qui était relevée à midi par une troupe fraîche, un régiment d’Infanterie de marine et c’est donc à ce moment-là que, troupe fatiguée, relevée, on vous a demandé de vous installer rue d’Isly ? »

Le sous-lieutenant :

« Oui. »

Nous voici donc arrivé le 26 mars, jour du drame. Ce jour-là Alger était calme et ce calme durait depuis plusieurs jours.

« Deux jours avant le 26 - nous dit Monsieur Julien Besançon, reporter à « Europe N°1 » - (3)
j’ai eu un souvenir de calme. Une petite manifestation avait eu lieu au monument aux morts. Un ordre avait circulé de bouche en bouche. Trois cents personnes étaient venues déposer une gerbe. Il n’y avait pas eu de bagarre. Tout s’était passé très calmement. Il n’y avait pour ainsi dire pas eu de service d’ordre. Le lendemain, l’O.A.S. diffusait un tract qui appelait à une manifestation de solidarité dans le calme en faveur des encerclés de Bâb-el-Oued. Quelques heures après, la manifestation se trouvait interdite en termes très vigoureux. L’interdiction prouvait que les troupes avaient reçu des ordres très stricts. La manifestation était prévue pour quinze heures ; des troupes importantes s’étaient mises en bouclage dans le centre de la ville, mais, à notre étonnement, nous avons pu voir que le bouclage laissait le centre de la ville relativement libre. (Monsieur Besançon est très à son aise ; on a l’impression qu’il fait un reportage pour ses auditeurs habituels. Il semble oublier qu’il se trouve devant un tribunal). Il poursuit : «Rien ne se passa sur le Plateau des Glières jusqu’à 14h15. Puis, quelqu’un nous dit : « ça s’agite un peu plus bas, ça commence ». Nous sommes descendus et là nous avons vu un premier barrage rue Pasteur. C’étaient des tirailleurs commandés par un lieutenant musulman, que j’avais rencontré la veille à Bâb-el-Oued. Ces hommes arrivaient du bled de Médéa. Ils étaient en tenue de campagne. À ce moment-là j’ai vu arriver un cortège d’une centaine de personnes. Mon premier réflexe a été de dire : comment ont-ils pu passer les barrages ? Ils se sont approchés. Le lieutenant a commencé par dire : « J’ai des ordres, ne passez pas. » Le ton a monté rapidement, c’était un ton d’émotion, d’état de nerfs indescriptible. Ça devait être un quart d’heure avant le début de la fusillade. « Reculez-vous » criait l’officier, et il faisait disperser ses tirailleurs.

Le président Gardet : « Combien d’hommes avait cet officier ? »

« Entre dix et vingt, pas plus. Il avait fait disposer ses hommes en rang le long de la rue d’Isly. La foule devenait de plus en plus dense. Les hommes disaient : « nous ne faisons pas de mal, laissez-nous passer. - Non, j’ai des ordres, partez » criait officier. Chacun des soldats était pris à partie sans violence. Une vieille femme pleurait en s’accrochant au bras d’un jeune transmetteur qu’il y avait un message à passer : « Ecoute-moi ; tu es mon fils, nous sommes français. »

Le président : « A combien peut-on estimer la foule ? »

« Entre trois mille et cinq mille personnes étaient passées au moment où la fusillade a commencé. Il y avait d’autres barrages plus loin, de l’autre côté du plateau des Glières. Ils étaient composés par de l’Infanterie de marine et les gens passaient sans difficulté de l’autre côté. À ce moment-là, il s’est passé une sorte de paroxysme. Au coin de la rue d’Isly et de la rue Pasteur, cinq cents à six cents personnes au coude à coude, chantaient la « Marseillaise » et le « Chant des Africains ». J’étais à trois mètres des militaires, lorsque le premier coup de feu a éclaté. Il a éclaté sur ma gauche, légèrement en haut. C’était une rafale longue, pas de fusil-mitrailleur, mais provenant d’une arme automatique. Ensuite, toutes les armes se sont mises à tirer. On s’est couché. Les gens autour de moi étaient blessés ou morts. Dès les premières minutes, il y eut des dizaines de blessés et de morts. Ma montre marquait 14h46. Je suis monté au bureau téléphoner. Quand je suis redescendu, ça tirait encore. Il y avait des vêtements, des chaussures de femmes dans la rue, du sang partout. On entendait des cris qui montaient dans les immeubles. Beaucoup de gens avaient perdu la tête, étaient devenus momentanément hystériques. Le feu tirait toujours. Beaucoup de blessés et de morts avaient été évacués. Vers 15h10, 15h15 le feu tirait encore. Plus loin, plus haut, dans l’avenue Pasteur un F.M. a continué à tirer pendant trois quarts d’heure. Il trait en diagonale, en longues rafales. J’ai vu des blessés touchés aux jambes. »

.Un autre témoin, Mr. Claude JOUBERT (de la R.T.F.), souligne le calme de la foule au début de la manifestation : « J’ai vu un premier barrage rue Franklin Roosevelt, puis un deuxième boulevard Telemly. Boulevard Saint-Saëns, il y avait un troisième barrage. Ensuite je suis remonté derrière le lycée et dans la rue Émile Zola des éléments d’infanterie nous ont laissé passer. J’ai vu le barrage des tirailleurs qui se trouvaient rue d’Isly. J’ai été étonné qu’on mette des tirailleurs. Un peu après quatorze heures, on enlevait le barrage de la rue Émile Zola. Je me suis demandé ce que devenait le barrage entre la rue Pasteur et la poste. Au coin de la rue d’Isly et de la rue Pasteur, il y avait un amas de foule. Celle-ci était très calme. Il y avait peu de cris. Une trentaine de jeunes gens avec des drapeaux tricolores chantaient le « Chant des Africains ». Vers 14h45, j’ai entendu une rafale de fusil-mitrailleur. On entendait des balles siffler. Je voyais des hommes couchés par terre et des soldats tirer.

Maître Le Corroler : « Vous avez indiqué que le fusil-mitrailleur se situait, selon vous, au square Laferrière et vous avez noté la présence de deux ou trois hommes de troupe autour du F.M. Comment étaient-ils vêtus ? »

« Ils étaient en tenue de combat. Ils portaient des treillis et des casques. J’ai l’impression que les coups de feu venaient de ces hommes-là. »

Du témoignage de ces deux reporters il apparaît donc que la foule était calme, pacifique, que les barrages étaient lâches, laissant pénétrer facilement la foule vers le centre de la ville. Les barrages du centre, dont celui de la rue d’Isly, étaient formés de tirailleurs du 4ème R. T.A. Le barrage de la rue Émile Zola (dont a parlé Monsieur Claude Joubert), qui était tenu par des éléments d’infanterie, a été enlevé au dernier moment, juste avant le drame. Il n’y eut aucun incident aux autres barrages, en particulier à ceux de l’Infanterie de Marine qui se trouvait de l’autre côté du plateau des Glières.

Il est profondément regrettable que Monsieur le procureur Gerthoffer se soit opposé à l’audition de la bande magnétique enregistrée par Monsieur J. Besançon au moment du drame (3), ce qui lui a valu cette réplique cinglante de Maître Tixier-Vignancour : « Nous savons que Monsieur le procureur n’aime pas cette bande. »

 

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Maître Tixier-Vignancour

 

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