4.4 - RODRIGUEZ François 49 ans

VI - Les témoignages - Bâb el Oued - Les familles des victimes

Témoignage de Christian Molto son gendre

Son nom sur une étiquette au-dessus de la porte de la chambre froide ne me laisse plus aucun doute.
Le préposé à la sinistre besogne me regarde, d’un hochement de tête je lui donne l’autorisation qu’il attend.

Il ouvre la porte et tire le chariot métallique. Il repose là. Il porte encore sa veste d’intérieur.

Malgré les traces des terribles blessures qui ont provoqué sa mort je le reconnais immédiatement et comme dans un rêve je confirme que c’est bien Lui.

La décence et l’amour que je porte à sa famille et à mon épouse ne m’autorisent pas a révéler ici dans quelles circonstances il a été tué, ni l'étendue des dégâts sur son corps meurtri.

Rodriguez François 49 Ans, mon beau père, le père de ma femme a été tué quelques jours auparavant durant le siège de Babel Oued en ce jour maudit du 23 Mars 1962.

Sa fille Georgette et sœur de ma femme âgée de 15 Ans seulement a été quant a elle grièvement blessée par la même rafale d’armes automatiques qui a tué son père…

Rodriguez François, 49 Ans Ancien Combattant, 39-45, Croix de guerre, Prisonnier de guerre durant 5 Ans au Stalag XIII C en Allemagne a été lâchement tué par l'armée Française.

Comment ne pas être envahi d'un sentiment d'horreur et de révolte devant cette abomination, quel triste et injuste destin pour cet homme qui avait donné 5 ans de sa vie à La France.

Son tort a été de passer trop près des volets de sa cuisine pendant les fusillades du siège de Bab el Oued

Le préposé de la morgue d’Alger me remet dans un petit sachet de papier les objets que l’on a trouvé sur lui, un mouchoir, une montre, un briquet, son alliance...

Voila ce qu’il ce reste désormais sa vie.

Il va me falloir affronter de nouveau la désespérance de ma femme, de ma belle mère, de toute une famille et je ne sais si j'en aurais la force et le courage ; Il le faudra bien pourtant…

Hagard, désespéré, anéanti je me dirige vers la sortie de la Morgue. Je passe  a nouveau devant la salle ou l'on n'entends que pleurs, gémissements, et cris, un sentiment d'effroi  m'envahit.

Dans cette salle, des cadavres, des cadavres, partout des cadavres...sur des charriots, dans des recoins certains sont a allongés a même le sol , d'autres sont partiellement dévêtus, d'autres sont nus

La veille a eu lieu la terrible fusillade de la rue d’Isly devant la grande Poste d’Alger

La vision de ces familles écrasées de douleur, effondrées de chagrin, errant comme des fantômes parmi ces cadavres restera à jamais gravé dans ma mémoire.

Je me dirige vers les bureaux administratifs pour accomplir les formalités de levée du corps

Un officier de gendarmerie m'apprend sans aucune forme de décence au regard du deuil dont ma famille est frappée qu'il sera impossible de récupérer la dépouille mortelle de mon beau-père

La stupeur d'abord, un cruel sentiment profond d'humiliation...La  colère me gagne, on argumente ce refus autour de craintes de nouvelles manifestations de colère du peuple Pied-Noir. On m'explique que les autorités ne veulent pas prendre de risques et interdissent donc aux proches de procéder à des funérailles décentes ...

On m'informe que, dans un délai de 2 Jours le corps sera transféré directement depuis la morgue de Mustapha au dépositoire du Cimetière de Saint Eugène ou se trouve le caveau de la Famille Rodriguez.

Je ne parviens pas à en savoir plus...

J'apprends deux jours plus tard que le corps de mon beau- père a été transféré de nuit par les autorités sans aucune autre forme de cérémonie

Dans un simple cercueil de bois on a couché a jamais ce Français tué par d'autres Français...

Les consignes des autorités précisent à notre famille qu'il faut procéder à son inhumation dans les 24h...

Dans ce court délai et tenant compte du contexte de chaos quotidien il sera impossible de trouver un prêtre et donc impossible pour notre famille de réaliser des funérailles dignes de lui..

Le lendemain Rodriguez François est enterré dans le caveau familial auprès de son père ,un père venu d'Espagne et chassé par la misère ,un père qui avait choisi d'être Français

Son épouse , effondrée de chagrin n'est pas présente , elle est restée auprès de voisines compatissantes et auprès de sa fille Georgette a qui on a extrait de son corps deux jours plus tôt une balle de Fusil mitrailleur

Toute la famille et là ainsi que quelques amis Enfin ceux qui ont pu être prévenus..

Peu d'hommes en vérité car beaucoup sont encore dans les camps autour d'Alger ou la gendarmerie et les gardes mobiles les ont enfermés après les rafles à la fin du blocus de Bâb el Oued.

Je suis présent car au moment de ses terribles événements, jeune marié, j'habitais sur les hauteurs d'Alger au quartier d'El Biar.

Certains des compagnons de captivité de mon beau-père ont pu être prévenus, la nouvelle de sa mort s'étant propagée comme une trainée de poudre dans tout Bâb el Oued et Alger...

Ils ont pu apporter un drapeau tricolore pour recouvrir le triste cercueil de bois blanc ou git le corps de leur compagnon de captivité

Pas de bénédiction du corps en l'absence de prêtre , seules quelques prières accompagneront ce malheureux pour son dernier voyage

Cette histoire est celle de François Rodriguez, une bien triste histoire, une parmi tant d'autres parmi les drames épouvantables de la guerre d'Algérie, cette Algérie, plaie non refermée de l'histoire de France.

François Rodriguez, victime injuste de la folie des hommes aura payé le prix fort, son corps repose pour l'éternité dans le cimetière de Saint Eugène, face à la mer

Que le chaud soleil de l'Algérie qu'il aimait tant réchauffe a jamais ce petit coin de terre ou il repose

Espérons que le Dieu des hommes aura su l'accueillir dignement, lui qui a tant aimé La France et qui n'aura reçu en retour de sa part que mort, mépris et indifférence...

PS. Comme si le deuil et le chagrin ne suffisait pas il aura fallu plus de 7 Ans de procédures judiciaires contre l'État Français pour que sa veuve soit reconnue Veuve de Guerre, victime des événements d'Algérie............
Christian MOLTO

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