4.1 - GRÈS Ghislaine 10 ans

VI - Les témoignages - Bâb el Oued - Les familles des victimes

Témoignage de sa soeur Rose-Marie  2009

Alger, Dimanche 25 mars 1962, midi moins dix.

Mon quartier, Bab el Oued est « bouclé ».Toutes les fenêtres, portes et ouvertures de tout appartements, logements, immeubles, commerces doivent rester fermées. Aucune activité extérieure ou mouvement n’est admis. La population doit se terrer au domicile ; Hommes, femmes et enfants attendent que les « perquisitions » aient lieu et que l’armée ait désarmé ces dangereux rebelles Pieds-noirs qui pourraient être embrigadés par l’O.A.S (Ils seraient susceptibles d’être armés, non pour éventuellement se défendre, mais pour attenter à la Patrie dont ils se réclament !!!!).

Dans les rues désertes, les patrouilles du « contingent » déambulent, les jeeps des gardes mobiles, munies de fusils mitrailleurs et autres artilleries tournent inlassablement.

Dans les appartements fermés, le printemps algérois diffuse une lumineuse douceur au travers des persiennes. Combien d’hommes et de jeunes gens, enfermés là, inactifs, dans les petits appartements étroits de ce quartier populaire observent au travers de ces rais le ballet des véhicules armés qui ont ordre de tirer sur tout ce qui ferait mouvement ?

L’heure du repas approche et je suis occupée à dresser le couvert, A l’autre extrémité du couloir, face à la porte d’entrée, maman dans sa cuisine  s’active afin que – comme à l’habitude –  tout soit à point. Dans la chambre mitoyenne à la salle à manger ma petite sœur Ghislaine – qui fera 10 ans en Mai- s’est aménagé un espace de tranquillité .Avec l’aide de papa , elle tente de  résoudre une grille de mots croisés. Mon frère Georges (18 ans) a rejoint dans la cage d’escaliers d’autres jeunes de l’immeuble ; jeux de cartes et autre échanges leur permettent de laisser couler cette « vacuité sous tension ». Mon frère aîné Jean n’est pas là, il effectue son service militaire. Soldat du contingent, il est , comme tout pied-noir affecté dans des zones de combat très éloignées de sa ville natale. Son unité est basée près de la frontière tunisienne à Aïn Beida.

Dans mes souvenirs, tout est calme, hormis quelques bruits de casseroles en provenance de la cuisine on n’entend rien, pas même de bruits de voix en provenance de la cage d’escaliers, ou de cris et de rires du voisinage ainsi qu’à l’accoutumé.

Je suis en train de poser les assiettes à leurs places quand des claquements secs m’explosent aux oreilles. Je ne me souviens d’aucuns cris mais je me rue dans la chambre ; papa est plaqué contre les persiennes qu’il n’ouvre pas ; il doit hurler mais je ne l’entends pas. Derrière lui, je vois dépassant de la ruelle qui sépare le lit de l’armoire (laquelle est  contiguë à la fenêtre), les pantoufles bleus de Ghislaine, elles sont en forme de chausses moyenâgeuses comme il était alors de mode ; le corps est effondré derrière le lit.

Je ne vais pas la voir, je sais aussitôt, et me précipite vers la porte d’entrée. Il faut rameuter du monde, surtout ne pas aller chercher maman qui tout à côté ne comprends pas se qui se passe (ou se met peut-être alors en confusion). J’ouvre et hurle  « Ghislaine est tombée » Je me refuse à employer tout autre termes. Je ne sais plus combien de fois j’égosille cette phrase mais très vite un flot de voisins envahit l’appartement.

Georges est un des premiers à entrer. Contrairement à moi il plonge au-dessus du lit et regarde dans la ruelle  puis il se rejette violemment en arrière et se roule alors au sol en éructant des cris inarticulés violents ; maman qui ne semble toujours pas comprendre se précipite sur lui pour le calmer, des voisins ceinturent papa pour le décoller de la fenêtre (les jeeps de gardes mobiles qu’il invective continuent de tourner dans la rue, en contrebas). Maintenant je l’entends, il crie « Assassin…Assassin tu as tué ma fille… Assassin »

Dans le petit appartement  les voisins entrent et sortent dans un désordre confus, un bourdonnement de pleurs et de lamentations. Je me réfugie dans un coin de la cuisine pour prier. Ghislaine est morte et il faut que j’accompagne son départ, que je l’aide à avancer là-bas, vers sa lumière. Je me fige, bras ouverts et ne veux pas entendre de paroles d’aide ou de réconfort.

Combien de temps ces moments fous ont-ils duré ? Des pompiers arrivent. Qui les a avertit et comment ? Peut-être les « forces de l’ordre » ? L’un d’eux ressort avec Ghislaine dans les bras. De l’étage (nous habitons au 3ième), je le regarde descendre dans la spirale de la rampe d’escalier. La tête de Ghisou ballote, renversée. Tonton Genet suit marche à marche derrière le pompier. Avec ses doigt il retient le magma sanglant qui s’échappe du crane fracassé et maintien sur ce visage détruit une serviette jetée à la hâte. Puis comme après un raz de marée les voisins se retirent.  Je ne sais plus dans quel ordre les choses se sont organisées. Mais au cours de ce même après-midi papa a pu « sortir » de Babel Oued afin de  ne pas perdre la trace de Ghislaine qui aurait pu être ensevelie incognito, comme beaucoup d’autres victimes de ces jours terribles. Pour lui permettre d’échapper au blocus, une équipe de dépannage de l’E.G.A (Electricité et Gaz d’Algérie) – organisme auquel il est employé – est intervenue dans le quartier pour réparer une panne d’électricité providentielle (peut-être conséquente à la propagation de la nouvelle via le « téléphone arabe »), et pouvant être préjudiciable aux forces armées dans un tel contexte. Il est repartit avec ses collègues.

 

Je ne sais si maman a vu le visage déchiqueté de sa petite et je ne le lui ai jamais demandé, mais de ces instants et pendant  quelques jours, elle est restée allongée dans un lit pliant que nous avions ouvert dans la salle à manger, une photo de Ghisou serrée entre les doigts (précisément cette photo que je vous ai fait parvenir); le regard perdu ailleurs ; gémissant faiblement quand elle regardait la photo souriante de son enfant ; Je ne sais plus ce que Georges a pu faire alors jusqu’à ce que les C.R.S. ayant enfin « perquisitionné » chaque appartement, Bab el Oued soit réouvert. (Soit 2 à 3 jours après me semble-t-il).

Quand à moi, j’ai entrepris de nettoyer la chambre. Plusieurs jours durant j’ai lavé à grande eau le carrelage ou le sang était partout infiltré ; j’ai ramassé un morceau de l’œil et les fragments d’os et de chair qui avaient éclaboussé les murs et les meubles, s’étaient nichés dans des chaussures rangées sur le dessus de l’armoire, et avaient bloqué les aiguilles du réveil dont nous avions cassé la vitre protectrice au cours de nos bousculades insouciantes. L’heure arrêtée indiquait : Midi moins dix.

Georges retrouvera la balle fracassée, aplatie qui par ricochés a atterrit dans les W.C : Après avoir traversé le volet et explosé la tête de notre petite sœur, elle avait rebondi sur le mur de la chambre qui faisait face l’ouverture de celle-ci et traversé le couloir pour tomber sur le sol des toilettes dont la porte était ouverte.

Quelques jours après nous avons été à la morgue de l’hôpital Mustapha, nous avons retrouvé Ghislaine, sur une table, la tête bandée, habillée de la robe prévue pour sa communion ( à la demande de maman),et recouverte d’un drapeau Français (comme une signature). Pour différencier les morts, les Algériens étaient recouvert d’un drap vert et blanc. Il y avait tellement de corps qu’ils étaient alignés au sol côte à côte dans la salle de la morgue.

(Le 26 mars avait eu lieu «  la fusillade de la rue d’Isly »).

Ensuite ça a été la déposition du corps au reposoir d’Alger et sa conservation à la morgue afin que nous puissions « rentrer » en France avec  « la valise et le cercueil » ; ça a été aussi la permission de Jean, accordée par son chef de corps, qui après l’avoir convoqué pour l’informer sans précaution particulièreque sa sœur était morte ( ?) lui a fait prendre le train. Ce fut aussi pour mes grands parents et ma sœur aînée résidant en France, dans le Lot et Garonne, l’annonce semi clandestine, via le réseau de l’E.G.A, du malheur familial, et les démarches pour obtenir l’inhumation future au cimetière du village où un morceau de terre était prévu pour  leur propre repos.

Une image me reste aussi ; celle d’un militaire « du contingent » dont la patrouille avait fait halte à l’abri de la porte cochère de notre immeuble : l’après-midi même du drame une distribution alimentaire était organisée par l’armée (puisque, étant interdit de sortie on ne pouvait faire de courses). La population  était alors autorisée à se rendre dans le hall de l’immeuble où les militaires venaient distribuer les vivres. J’y suis allée. Un jeune soldat semblait prostré là, les yeux gonflés et rougis de larmes. Au cours d’une journée, une même patouille tournait inlassablement autour du même îlot d’habitations et j’ai toujours voulu croire que –témoin de ce drame- la mort et  l’horreur de ce visage d’enfant défiguré par la bêtise, la peur la haine et la cruauté de gardes mobiles mitraillant des immeubles bourrés de civils (hommes, femmes et enfants sans défense, qui se réclamaient de la France), avait profondément bouleversé, marqué, ce jeune français de métropole.

Rose-Marie GRÈS - 2009

Ghislaine GRES - 10 ans

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