5.31 - VAN den BROECK Georges 55 ans

VI - Les témoignages - Grande Poste Les familles, les amis, les journaux

Témoignage de Claude Van den Broeck son fils"Ils tirent sur des gens à terre" !

Nous nous sommes jetés à terre devant les magasins “CLAVERIE” et “ROMOLI". Des hommes et des femmes gisaient sur la chaussée ; des soldats continuaient de s’acharner sur eux. Les officiers et les sous-officiers présents hurlaient des ordres pour faire cesser le feu ; ils levaient les bras et couraient vers les militaires qui tiraient.

C’est ainsi que j’ai eu moi-même la vie sauve : la fusillade durait depuis plusieurs minutes lorsque plusieurs soldats ont descendu en courant l’avenue Pasteur ; l’un d’eux, arrivé au coin de cette avenue et de la rue d’Isly, a braqué son pistolet-mitrailleur dans notre direction ; nous étions toujours couchés sur le trottoir, sans aucune protection, attendant la balle qui nous traverserait ; c’est un militaire européen qui s’est précipité vers cet homme, dont le visage trahissait la rage et qui a baissé le canon de son arme.

J’affirme que je n’ai vu aucun civil tirer avec une arme quelconque. Dès que la fusillade, qui a duré plusieurs minutes, a cessé, je me suis relevé ; des cadavres gisaient dans tous les sens ; parmi eux se trouvait celui de mon père ; je ne l’ai pas reconnu sur le moment ; ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que c’était lui ; il était commandant de réserve, Officier de la Légion d’Honneur, Officier du mérite militaire ; il était titulaire de la Croix de Guerre des T.O.E.et de la Croix de guerre39-45 et il est tombé sous les balles françaises.

Qu’est-il devenu ce 26 mars trente plus tard ?

Une simple date historique pour certains, un souvenir toujours aussi douloureux pour d’autres ; l’oubli pour la plupart, tant les massacres collectifs sont devenus une méthode de gouvernement dans bien des parties du monde. Qui se soucie encore de la valeur d’une vie humaine ? Alors cette horrible fusillade qui ensanglante notre province algérienne en ce 26 mars, qui coûta la vie à près de cent personnes et en blessa plus de deux cents, peut-elle avoir été délibérément organisée par le pouvoir en place à l’époque, comme l’ont été tant de massacres depuis lors, sous toutes les latitudes !

Une action si monstrueuse a-t-elle pu être préparée et exécutée en fonction d’un plan prémédité ? Telle est l’effrayante question que je me pose depuis trente ans, depuis ce jour funeste où, allongé sur le bitume de la rue d’Isly, j’ai assisté au massacre, impuissant, la rage au cœur. Aujourd’hui trop d’éléments concordent pour avoir encore le moindre doute : oui cet assassinat aveugle a bien été voulu, préparé et mis en place délibérément par le pouvoir de l’époque. La rue d’Isly était un piège. Le 26 mars 1962, toutes les rues menant du Plateau des Glières à Bab el Oued, vers où il était prévu que le cortège se dirige, étaient interdites, soir par des troupes formant barrage, sot par des barbelés. Seule la rue d’Isly était libre d’accès, et c’est tout naturellement par là qu’allaient passer tous les manifestants. La rue d’Isly était plutôt étroite, mais droite sur une bonne longueur ; c’était un lieu idéal pour avoir une foule importante, concentrée, sans protection. Si vraiment on avait voulu empêcher le cortège (dont on ne dira jamais à quel point il était grave et inquiet, nullement menaçant, bien au contraire) d’aller vers Bab el Oued, quartier assiégé et mis à sac auquel nous allions simplement dire notre sympathie, on aurait empêché l’accès à cette rue avec la même fermeté qu’aux autres.

Lorsque mon père que j’accompagnais et moi, nous nous sommes engagés dans la rue d’Isly, après des milliers d’autres personnes, il y avait bien quelques militaires qui étaient déployés en travers de la rue, mais ils n’étaient qu’une dizaine, donc assez espacés, et ils n’empêchaient nullement l’accès à la rue. Par contre, ce qui a frappé tous ceux qui sont passés près de ces soldats, c’est qu’ils tous musulmans, y compris le lieutenant qui commandait le détachement, qu’ils étaient lourdement armés (l’un d’eux avait un fusil mitrailleur, preuve que l’on voulait donner au massacre une dimension particulière) et surtout que l’on pouvait voir sur leur visage une tension extrême, faite de peur ou de haine, ou des deux à la fois. Il est clair qu’ils avaient perdu leur calme, une qualité pourtant indispensable pour contrôler une foule de l’importance de celle qui s’avançait rue d’Isly.
Et, en effet, tout devint clair lorsqu’on appris plus tard que ces militaires qui avaient été postés là, à l’entrée de la rue d’Isly, appartenaient au 4ème régiment de tirailleurs algériens, auquel le général Commandant en Chef des Forces françaises en Algérie, avait rendu une visite discrète peu de temps auparavant ; il est tout à fait vraisemblable que c’est au cours de cette visite que le plan qui se déroulait devant nous avait été mis au point. Bien entendu ces tirailleurs n’avaient aucune expérience du maintien de l’ordre en milieu urbain. Alors pourquoi les responsables les avait-ils placés à ce point stratégique, à l’entrée du piège ? Question capitale, puisqu’une telle décision ne pouvait être le fruit du hasard. Pour moi, maintenant, la réponse est évidente : on savait qu’une telle troupe n’aurait aucun scrupule à ouvrir le feu sur une foule d’ algérois, et à la maintenir tout le temps qui serait nécessaire pour que le massacre soit mené à son terme, c’est-à-dire jusqu’à ce que plus personne ne bouge, jusqu’à ce que le plus possible d’hommes et de femmes aient été achevés, souvent à bout portant, avec la plus extrême des sauvageries. Si, ce jour-là, à cet endroit-là, il y avait eu des troupes exercées au contrôle des foules, peut-être auraient –elles ouvert le feu si elles en avaient reçu l’ordre : mais cela aurait été précédé de tentatives de dispersion, de sommations et il n’y aurait pas eu ce carnage qui fait que désormais le 26 mars 1962 fait partie des grandes dates honteuses de l’Histoire.

 

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