5.8 - Lettre ouverte de Simone GAUTIER, parue dans VERITAS N° 140 Février 2010 - la colonne du Quai Branly ou la cuvette de Ponce Pilate

X - Les actions - Les actions auprès des Elus.

A la mémoire des morts du 26 mars 1962 :

Un assassinat d’ETAT

Il s'appelle Philippe Henri Jean Antoine GAUTIER et il a été assassiné par l'Armée française, sur des ordres venus du sommet de l'Etat, un lundi 26 mars 1962, au Plateau des Glières, à Alger.

Il a perdu la vie dans ce massacre collectif, aujourd'hui encore tenu dans un grand silence, silence de plomb tout au long de ces années de plomb qui durent depuis 48 ans. Mais je témoignerai coûte que coûte pour obtenir Vérité et Justice dont j'ai appris qu'elles sont des valeurs de la République.

Alors, oui, j'ai bien lu et relu l'intervention de Monsieur Hubert FALCO, Secrétaire d'Etat à la Défense et aux Anciens Combattants,  ce 5 décembre 2009 au Quai Branly à Paris.

En reprenant les paroles de Monsieur le Secrétaire d'Etat, je dirai, de celui qui serait honoré aujourd'hui " comme victime civile", qu'il a d'abord été lieutenant au long cours dans la marine marchande et ensuite "appelé du contingent", oui, il a servi la France à l'un des moments les plus douloureux de son histoire", oui. Oui," il a tenu", oui, il a vu ses camarades tomber, oui, dans les djebels il a traversé les plus terribles épreuves, celles qui marquent à jamais ... Oui... Les citations disent de lui, notamment : - l'enseigne de Vaisseau du commando de marine Trépel, officier d'élite, chef de section, s'est  montré en toutes circonstances un chef remarquable ... S'est particulièrement distingué... Oued Bou Kiou (Nemours) ... Djebel Krannoufa ((Aflou) ... la Gaada d'Aflou ...sur le Béni Smir (frontière marocaine) .... Sidi Hamana ...  Meharza .... Il était au service de la République.

Et puis en signe de reconnaissance sans doute, deux ans après l'avoir rendu à la vie civile, les tirailleurs en place rue d'Isly ou bien les gardes mobiles au bas du Plateau des Glières,  le fusillent d'une balle en pleine tête, comme un chien puant et  galeux, lui si valeureux. Il ne parlera plus, et moi non plus, dans cet indicible, dans ces rêves d'angoisse récurrents où je refais son chemin pour m'effondrer avec lui, où je retourne à la morgue submergée de cadavres, noyée dans leur sang. J'attends, jour après jour, que la vérité soit dite, soit révélée, soit rendue publique, pour délivrer sa mémoire engloutie dans les ténèbres, pour que la vérité éclate en pleine lumière et que cette lumière  illumine le présent en permanence.

Alors, son nom sur une colonne du Quai Branly, un os à ronger pour la veuve affamée de vérité, est précisément un refus de cette vérité, un déni de Justice et son drame à jamais enfoui au plus profond des ténèbres. Son nom ne signifie plus rien de ce drame. Car honorer sa mémoire, c'est d'abord sortir la vérité du silence, obtenir la justice, et, à ce moment-là, à ce moment-là seulement, la mémoire de sa personne en tant que victime pourra être honorée. Car il est très précisément une victime du 26 mars, jour où des Français tuent des Français.

Oui, quoi qu'il m'en coûte, je continuerai de témoigner, je ne veux plus,  jamais, qu'on me fasse taire car je réclame, sur ces années de plomb, sur ce silence de la vérité, sur ce déni de justice, sur ce mutisme verrouillé de la préméditation, je réclame de régler mes comptes avec l'Etat français. Aujourd'hui, jour de douleur accrue, je ne peux que m'exprimer en son nom, seul, comme abandonné à son destin tragique. Les preuves matérielles existent bien pourtant, dans ces archives tenues secrètes, dans ces témoignages irréfutables.  Il  ne peut y avoir d'amnistie pour cet assassinat imprescriptible dans le temps. Et son nom, son nom à lui, sur une colonne, efface à jamais toutes les preuves de cet assassinat, commis sur ordre du plus haut sommet de l'Etat français. Cette colonne me signifie que le drame est prescrit.  Or il ne peut y avoir  d'amnistie pour le bourreau dont j'ai juré d'aller cracher sur la tombe.  Je n'éprouve aucun sentiment de vengeance, je suis seulement remplie de douleur, d'une  sourde colère et d'une profonde tristesse.

Oui, comme le dit Monsieur le Secrétaire d'Etat,  "nous leur devons respect et reconnaissance... qui ne se satisfont pas de mots. Il leur faut des preuves. .....Parce qu'un peuple qui n'a pas de mémoire, un peuple qui ne regarde pas son passé avec le regard exigeant de la vérité, c'est un peuple qui se ment sur lui-même, sur ce qu'il est, c'est un peuple "sans avenir'.

Il ne peut y avoir de respect et de reconnaissance de victimes civiles par un pouvoir qui se tait  sur cet assassinat, par un peuple qui ne regarde pas cet assassinat avec le regard exigeant de la vérité, un peuple qui se ment sur lui-même, sur ce qu'il est ... Et pour moi, la colonne du Quai Branly est "sans avenir". Et ce pauvre fusillé, à la triste histoire, toi peuple de France qu'on exhorte à la lucidité, saches bien, que victime une première fois d'une trahison d'Etat, il l'est une deuxième fois, par toi-même, pour toujours, en toute impunité de l'assassinat commis. Assassinat éradiqué, on n'en parlera plus. Exactement comme à Mustapha! Il ne restera plus que des victimes en vrac, sur une colonne, comme elles l'étaient à la morgue de Mustapha lorsqu'on a chassé les familles parce qu'il n'y avait plus rien à voir, il ne s'était rien passé.  Il ne peut  y avoir de reconnaissance du statut de victimes s'il n'y a pas reconnaissance publique de cet assassinat collectif sur des ordres français et en bonne place dans les livres d'histoire de l'école et de l'université républicaines.

Son nom sur la colonne du Quai Branly est pour moi la signature du "crime parfait".

J'ai reçu, à cœur ouvert, des assurances de compassion de la signature même du Président de la République, mais j'ai encore écrit  et j'ai reçu à nouveau des assurances de compassion sous la signature du Commissaire en Chef de la marine de l'Etat Major de la Présidence. J'ai encore écrit ma volonté d'obtenir Justice et Vérité et non la compassion,  mais je n'ai obtenu qu'une assurance d'intérêt pour toutes les victimes civiles tombées pendant le conflit algérien. Je ne veux ni réparation, ni repentance, ni commémoration du souvenir des victimes civiles et encore moins de compassion, que ce soit pour les morts ou les vivants, quelles que soient les bonnes intentions. Il s'agit de ne jamais oublier, il s'agit que la lumière de la Vérité nous éclaire en permanence, il s'agit de la reconnaissance d'un assassinat collectif sur un ordre d'Etat sur ses nationaux. Et cela ne figure pas sur la colonne du Quai Branly.

Je lis encore : "Nous instruirons avec méthode, au fur et à mesure des demandes l'inscription des noms de toutes les victimes civiles innocentes de cette guerre".

C'est vrai que pour nos détracteurs, il n'y  pas de bons ou de mauvais cadavres du moment qu'ils  s'assouvissent comme des vautours dans des vols  frénétiques.

Et enfin que faire des blessés ? Il y a eu des blessés ! Me demandez-vous, peuple de France ? Escamotés eux aussi ? Pourtant ils font bien partie du réel de cette tuerie ! Leurs noms figureront-t-ils  quelque part  en tant que témoins irremplaçables, en tant que témoins irréfutables  de ce traquenard monté de main de maître ? Certains ont beaucoup souffert de leurs blessures avant de nous quitter. D'autres souffrent encore des séquelles de leurs blessures, quelles soient physiques ou morales aujourd'hui...

Peu importe, il y a donc de bonnes victimes dont on parle à profusion et de mauvaises victimes qu'on enfouit  sous les cadavres qui, eux, ne parlent plus. Qu'importe la surenchère du nombre des morts, du nombre des blessés, nous ne saurons jamais combien ils sont. Mais ce que nous voulons, c'est qu'il n'en manque pas un seul, car nous connaissons tous, les conditions de réception des morts et des vivants éparpillés à la hâte dans la ville. Encore une fois,  en manquerait-il un seul à l'appel ?...  Reconnaître le massacre, c'est les reconnaître tous, sans en oublier un seul.

Oui - "nous resterons irrécupérables" (Jean-Paul SARTRES - Les mains sales)

Pour faire l'Histoire, il y aura  toujours les bonnes victimes et les mauvaises victimes. Il y aura donc toujours des victimes intéressantes au service de ceux qui font l'Histoire et des victimes sans aucun intérêt qui peuvent disparaître dans le gouffre de l'oubli.

Il faudra bien qu'éclate au grand jour, un beau jour, serai-je encore de ce monde, le vrai visage de "ce tueur en série" comme le dit si bien l'un de notre communauté. Ses complices, ou ses défenseurs ou ses admirateurs ou ses héritiers, seront alors heureux, en paix, car ils montreront la colonne du Quai Branly en signe de conscience pure et vierge. Pour moi, la colonne du Quai Branly,  c'est la cuvette de Ponce Pilate pour " s'en laver les main". Et là-haut dans les cieux, le Père tout puissant verra le traitre trahi à son tour par les siens. Je serai là.  Car il faudra, absolument, qu'en ce monde, on entende que dans ces ténèbres, la douleur est sans fond, est sans fin. Elle échappe aux éboueurs de la Mémoire.

Alors en me référant à Camus dont c'est la grande année, je dirai pour en finir, " leur Mémoire n'est pas au service de ceux qui font l'Histoire mais au service de ceux qui la subissent".

Je demande que soit inscrite sur la colonne du Quai Branly, à la place des noms, cette épitaphe :

"A la mémoire des victimes du 26 mars 1962 à Alger - Un assassinat d'Etat  - De Gaulle Président de la République."

Simone GAUTIER
et le Collectif  "Les Folles de Mars"

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Philippe GAUTIER, second en partant du côté gauche, un appelé du contingent.

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