4.2 - Devant le tribunal de Fort-Neuf de Vincennes - les morts de la rue d'Isly de Ghislaine Costa de Beauregard

IV - Date emblématique d'un massacre collectif d’État - Les morts de la rue d'Isly

Le procès du Petit-Clamart – Jean-Marie Bastien-Thiry - Paru dans RIVAROL - Article de Ghislaine Costa de Beauregard

Devant le tribunal de Fort-Neuf de Vincennes

Les morts de la rue d’Isly

Les morts… et leurs témoins, deux reporters, un sous-lieutenant, deux capitaines, un colonel. Ceux-ci ont assisté aux faits -saufs le colonel-et au travers de leurs affirmations, de leurs réticences, de leurs hésitations, en confrontant leurs différentes déclarations, la vérité sur le massacre de la rue d’Isly va nous apparaître peu à peu.

Car la défense nous dit qu’il y a eu crime, crime prémédité, et ce qui a coûté la vie à quatre-vingt-sept Français - c’est le chiffre officiel - et blessé plus de deux cents autres dont certains sont morts depuis.

Ces quatre-vingt-sept Français, on voudrait bien les escamoter, faire en sorte qu’ils n’aient jamais existés. Et, comme toujours dans ce cas-là, il est indispensable d’effacer les traces du crime, le dossier des mémoires de la rue d’Isly a disparu. Il est introuvable, nul ne sait où il est.

Aucun magistrat instructeur n’en a été saisi. Et sans l’insistance de la défense - et si cette « affaire » n’avait pas été évoquée au cours d’une audience, devant la presse - nul doute que nous n’en aurions jamais entendu parler. Mais à présent il est trop tard. Nous savons que les morts de la rue d’Isly retrouveront leur dossier.

Nous savons qu’il faudra bien rouvrir ce dossier, devant un autre tribunal, et nous savons qu’alors, ceux de la rue d’Isly viendront y demander des comptes.

Quatre-vingt-sept Français tués dans le dos, alors qu’ils s’enfuyaient, par des balles qui se voulaient françaises. Tous les témoins s’accordent à dire que le feu a duré plus de trois quarts d’heure et c’est beaucoup pour un réflexe que l’on voudrait nous faire croire d’autodéfense de la part du service d’ordre. (1)

Pour bien comprendre les événements sanglants qui se sont déroulés dans Alger, le 26 mars, il faut nous reporter aux 15 de ce même mois dans la petite ville de Bérrouaghia, située à 150 km d’Alger. C’est à Bérrouaghia que se trouvait cantonné le 4ème régiment de tirailleurs algériens. (Et ce 15 mars, le colonel Goubard recevait à son PC le général Ailleret en visite d’inspection. Ce que nous a été révélés par le sous-lieutenant Saint Gall de Pons, le premier officier à venir déposer à la barre.) L’autre fait d’importance nous est donné par Maître Tixier-Vignancour au cours de son dialogue avec le colonel Goubard.

Maître Tixier-Vignancour : « Le témoin a-t-il reçu le général Ailleret dans les temps qui ont précédé les événements du 26 mars ? »

Le colonel : « Oui, dans le courant du mois de janvier » (en contradiction avec le sous-lieutenant Saint Gall de Pons sur la date….. Il déclarera ensuite que : « c’était peut-être en mars »)

« Le témoin connaît-t-il le colonel Puigt ? »

« Je l’ai rencontré deux fois. »

« Le colonel Puigt commandait le 5ème régiment de tirailleurs ? »

« C’est exact. »

« Avez-vous eu connaissance que le général Ailleret ait demandé au colonel Puigt de lui fournir un bataillon pour l’opération de la rue d’Isly ? »

« Non. »

« Eh bien, le lieutenant-colonel Puigt a démissionné de l’armée après cet entretien avec le général Ailleret. »
Voir son témoignage : ICI

Quelques jours après la visite du général Ailleret en son P.C. de Bérrouaghia, le colonel Goubard effectuait un rapide voyage à Alger. Et c’est ensuite le long voyage exténuant de trois compagnies du 4ème R.T.A.

Le sous-lieutenant Saint Gall de Pons nous décrit très bien ce que fut ce voyage et dans quel état d’énervement et de fatigue les troupes sont arrivées à Alger. Trois compagnies, cela faisait un peu plus de trois cents hommes, un chiffre ridicule si l’on songe qu’à ce moment-là il y avait à Alger quinze à vingt mille qui opéraient le bouclage de Bâb-el-Oued. Il en vient tout naturellement à se poser la question : pourquoi, à ces quinze à vingt mille hommes, trois cents hommes de renfort, trois cents tirailleurs algériens?

C’était (et Maître Tixier-Vignancour le soulignera) rechercher le drame. Ces trois cents hommes faisaient, en outre, partie de troupes opérationnelles et n’avaient jamais été affectés à des tâches de service d’ordre. (2)
Voir l'article : ICI

(Le 4ème R.T. est déjà intervenu par deux fois rétablir l’ordre à Alger. La 1ère fois au Clos Salambier et le 2ème fois à Belcourt.  Ref. Le documentaire de Christophe Weber « Le massacre de la rue d’Isly – Un silence d’Etat »)  Simone Gautier

Mais écoutons le sous-lieutenant Saint Gall de Pons nous raconter les péripéties et les allées et venues de sa compagnie :

« Nous avons quitté Bérrouaghia le matin, quarante-huit heures avant le cessez-le-feu. Nous sommes arrivés à Douera vers midi. Le soir nous avons reçu l’ordre de nous diriger sur Alger. Nous avons fait halte à El Biar où nous sommes restés jusqu’à une heure du matin. Là, le commandant nous a dit que nous devions prendre position à Bâb-el-Oued. Nous y sommes arrivés à trois heures du matin. »

Maître Tixier-Vignancour :

« Par conséquent depuis le 22 mars ou vous n’aviez dormi que deux ou trois heures ? »

Le sous-lieutenant :

« Puis nous sommes allés sur la place du forum. Des obus de mortier tombaient sur nous. Nous sommes repartis ensuite sur Douera et, le 24, nous sommes arrivés à Maison Carrée. »

Maître Tixier-Vignancour :

« Et dans la nuit du 25 aux 26 ? »

Le sous-lieutenant :

« On nous a réveillé à deux heures du matin pour effectuer une mission de bouclage à Maison Carrée. Nous avons pris position vers trois heures et nous sommes restés en position de bouclage jusqu’à midi. »

Maître Tixier-Vignancour :

« Vous aviez donc en main, une troupe énervée qui était relevée à midi par une troupe fraîche, un régiment d’Infanterie de marine et c’est donc à ce moment-là que, troupe fatiguée, relevée, on vous a demandé de vous installer rue d’Isly ? »

Le sous-lieutenant :

« Oui. »

Nous voici donc arrivé le 26 mars, jour du drame. Ce jour-là Alger était calme et ce calme durait depuis plusieurs jours.

« Deux jours avant le 26 - nous dit Monsieur Julien Besançon, reporter à « Europe N°1 » - (3)
j’ai eu un souvenir de calme. Une petite manifestation avait eu lieu au monument aux morts. Un ordre avait circulé de bouche en bouche. Trois cents personnes étaient venues déposer une gerbe. Il n’y avait pas eu de bagarre. Tout s’était passé très calmement. Il n’y avait pour ainsi dire pas eu de service d’ordre. Le lendemain, l’O.A.S. diffusait un tract qui appelait à une manifestation de solidarité dans le calme en faveur des encerclés de Bâb-el-Oued. Quelques heures après, la manifestation se trouvait interdite en termes très vigoureux. L’interdiction prouvait que les troupes avaient reçu des ordres très stricts. La manifestation était prévue pour quinze heures ; des troupes importantes s’étaient mises en bouclage dans le centre de la ville, mais, à notre étonnement, nous avons pu voir que le bouclage laissait le centre de la ville relativement libre. (Monsieur Besançon est très à son aise ; on a l’impression qu’il fait un reportage pour ses auditeurs habituels. Il semble oublier qu’il se trouve devant un tribunal). Il poursuit : «Rien ne se passa sur le Plateau des Glières jusqu’à 14h15. Puis, quelqu’un nous dit : « ça s’agite un peu plus bas, ça commence ». Nous sommes descendus et là nous avons vu un premier barrage rue Pasteur. C’étaient des tirailleurs commandés par un lieutenant musulman, que j’avais rencontré la veille à Bâb-el-Oued. Ces hommes arrivaient du bled de Médéa. Ils étaient en tenue de campagne. À ce moment-là j’ai vu arriver un cortège d’une centaine de personnes. Mon premier réflexe a été de dire : comment ont-ils pu passer les barrages ? Ils se sont approchés. Le lieutenant a commencé par dire : « J’ai des ordres, ne passez pas. » Le ton a monté rapidement, c’était un ton d’émotion, d’état de nerfs indescriptible. Ça devait être un quart d’heure avant le début de la fusillade. « Reculez-vous » criait l’officier, et il faisait disperser ses tirailleurs.

Le président Gardet : « Combien d’hommes avait cet officier ? »

« Entre dix et vingt, pas plus. Il avait fait disposer ses hommes en rang le long de la rue d’Isly. La foule devenait de plus en plus dense. Les hommes disaient : « nous ne faisons pas de mal, laissez-nous passer. - Non, j’ai des ordres, partez » criait officier. Chacun des soldats était pris à partie sans violence. Une vieille femme pleurait en s’accrochant au bras d’un jeune transmetteur qu’il y avait un message à passer : « Ecoute-moi ; tu es mon fils, nous sommes français. »

Le président : « A combien peut-on estimer la foule ? »

« Entre trois mille et cinq mille personnes étaient passées au moment où la fusillade a commencé. Il y avait d’autres barrages plus loin, de l’autre côté du plateau des Glières. Ils étaient composés par de l’Infanterie de marine et les gens passaient sans difficulté de l’autre côté. À ce moment-là, il s’est passé une sorte de paroxysme. Au coin de la rue d’Isly et de la rue Pasteur, cinq cents à six cents personnes au coude à coude, chantaient la « Marseillaise » et le « Chant des Africains ». J’étais à trois mètres des militaires, lorsque le premier coup de feu a éclaté. Il a éclaté sur ma gauche, légèrement en haut. C’était une rafale longue, pas de fusil-mitrailleur, mais provenant d’une arme automatique. Ensuite, toutes les armes se sont mises à tirer. On s’est couché. Les gens autour de moi étaient blessés ou morts. Dès les premières minutes, il y eut des dizaines de blessés et de morts. Ma montre marquait 14h46. Je suis monté au bureau téléphoner. Quand je suis redescendu, ça tirait encore. Il y avait des vêtements, des chaussures de femmes dans la rue, du sang partout. On entendait des cris qui montaient dans les immeubles. Beaucoup de gens avaient perdu la tête, étaient devenus momentanément hystériques. Le feu tirait toujours. Beaucoup de blessés et de morts avaient été évacués. Vers 15h10, 15h15 le feu tirait encore. Plus loin, plus haut, dans l’avenue Pasteur un F.M. a continué à tirer pendant trois quarts d’heure. Il trait en diagonale, en longues rafales. J’ai vu des blessés touchés aux jambes. »

.Un autre témoin, Mr. Claude JOUBERT (de la R.T.F.), souligne le calme de la foule au début de la manifestation : « J’ai vu un premier barrage rue Franklin Roosevelt, puis un deuxième boulevard Telemly. Boulevard Saint-Saëns, il y avait un troisième barrage. Ensuite je suis remonté derrière le lycée et dans la rue Émile Zola des éléments d’infanterie nous ont laissé passer. J’ai vu le barrage des tirailleurs qui se trouvaient rue d’Isly. J’ai été étonné qu’on mette des tirailleurs. Un peu après quatorze heures, on enlevait le barrage de la rue Émile Zola. Je me suis demandé ce que devenait le barrage entre la rue Pasteur et la poste. Au coin de la rue d’Isly et de la rue Pasteur, il y avait un amas de foule. Celle-ci était très calme. Il y avait peu de cris. Une trentaine de jeunes gens avec des drapeaux tricolores chantaient le « Chant des Africains ». Vers 14h45, j’ai entendu une rafale de fusil-mitrailleur. On entendait des balles siffler. Je voyais des hommes couchés par terre et des soldats tirer.

Maître Le Corroler : « Vous avez indiqué que le fusil-mitrailleur se situait, selon vous, au square Laferrière et vous avez noté la présence de deux ou trois hommes de troupe autour du F.M. Comment étaient-ils vêtus ? »

« Ils étaient en tenue de combat. Ils portaient des treillis et des casques. J’ai l’impression que les coups de feu venaient de ces hommes-là. »

Du témoignage de ces deux reporters il apparaît donc que la foule était calme, pacifique, que les barrages étaient lâches, laissant pénétrer facilement la foule vers le centre de la ville. Les barrages du centre, dont celui de la rue d’Isly, étaient formés de tirailleurs du 4ème R. T.A. Le barrage de la rue Émile Zola (dont a parlé Monsieur Claude Joubert), qui était tenu par des éléments d’infanterie, a été enlevé au dernier moment, juste avant le drame. Il n’y eut aucun incident aux autres barrages, en particulier à ceux de l’Infanterie de Marine qui se trouvait de l’autre côté du plateau des Glières.

Il est profondément regrettable que Monsieur le procureur Gerthoffer se soit opposé à l’audition de la bande magnétique enregistrée par Monsieur J. Besançon au moment du drame (3), ce qui lui a valu cette réplique cinglante de Maître Tixier-Vignancour : « Nous savons que Monsieur le procureur n’aime pas cette bande. »

 

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Maître Tixier-Vignancour

 


 IV - Date emblématique d'un massacre collectif d’État - Les morts de la rue d'Isly

Mais voyons maintenant le témoignage des officiers qui commandaient les tirailleurs.

Le Commandant Poupat apporte des précisions importantes : « Les ordres étaient d’arrêter la manifestation par notre présence et au besoin par le feu. »

Le Président : « Vous avez intercepté ses ordres de quelle manière ? »

« J’ai senti la gravité de cette consigne et je n’ai pas voulu donner à mes hommes l’ordre d’employer les armes. Mais je leur ai précisé : au cas où on vous tire des terrasses, ripostez immédiatement vers les terrasses. Les barrages ne devaient être disposés que sur ordre, et, en attendant, on devait laisser la foule habituelle circuler dans la rue. En voyant la foule s’amasser rue d’Isly, j’ai rendu compte au P.C. et j’ai dit que le meilleur était de faire disperser les gens par des troupes spécialisées, mais on n’a pas pris ma remarque en considération. À 14h30, j’ai pris sur moi de faire tirer au milieu de la rue le réseau de barbelés. Presque en même temps, j’en recevais l’ordre. »

Ainsi, ce n’est qu’à 14h30, lorsque la foule avait eu tout le temps de s’amasser, que l’ordre de mettre les barrages en place a été donné.

« À 14h35 -continue le commandant- j’ai donné l’ordre à ma compagnie de réserve, commandée le Capitaine Gilet, qui se trouvait rue Burdeau, de couper la manifestation au carrefour Chanzy - Isly. »

Le commandant Poupat excuse ensuite ses tirailleurs : « ils étaient jeunes, habitués au combat dans les djebels, ils étaient très mal à l’aise dans cette mission de maintien de l’ordre. »

On n’en comprend que mieux son inquiétude et qui lui avait fait rendre compte à son PC. « Que le meilleur était de disperser les gens par des troupes spécialisées ».

Maître Tixier-Vignancour : « de combien d’hommes disposiez-vous ? »

« De l’ordre de 340 à peu près. »

« De combien de barrages aviez-vous la charge ? »

« J’avais quatre barrages, plus une compagnie d’intervention, un rue Bugeaud, un rue d’Isly, un boulevard Carnot, un rue Leluch. »

« Le commandant sait-il est quel est le nombre d’hommes prévus pour barrer à Paris des artères de cette importance ? »

« Je refuse de répondre à cette question. »

« Évidemment, vous ne pouvez pas répondre. Vous ne le savez pas. Il faut, d’après le règlement, deux cents gardiens de la paix par barrages et un escadron de la garde de réserve. Disposer de si peu d’hommes par barrage, c’était réellement vouloir le drame. »

Le Capitaine Tescher, lui, vient témoigner au garde-à-vous. Il commandait la 6ème Compagnie de tirailleurs et confirme l’absence d’ordre en ce qui concerne la mise en place des barrages : « Nous sommes arrivés vers midi et j’ai installé deux barrages, un rue d’Isly, composé de deux sections de vingt-deux hommes chacune commandée par le lieutenant Ouchène (il s’agit du lieutenant musulman remarqué par Mr. J. Besançon), l’autre rue Bugeaud, dont j’ai pris la direction.

Le Président : « Vous aviez du matériel ? »

« Oui, des chevaux de frise, que nous devions installer sur ordre. À 13h45, j’ai entendu les premiers coups de feu. »

« Vous devez vous tromper d’une heure. »

« Je ne me souviens pas. À ce moment, le lieutenant Ouchène m’a dit par radio : « On me tire dessus, des fenêtres, dans mon dos. » Presque simultanément des rafales ont été tirées rue Bugeaud. J’ai vu un des tirailleurs qui me faisait signe : c’est là-haut. Les tirailleurs, qui se trouvaient devant le barrage, ont eu peur et ils ont tiré devant eux. Alors ce fut la fusillade générale. »

Au sujet de la fusillade proprement dite, il semble que tous les témoignages concordent pour dire que le tir a été déclenché, en premier lieu, par le fusil-mitrailleur situé derrière la Grande Poste et que Monsieur Claude Joubert a pu localiser dans sa déposition au square Laferrière (c’est ce FM, qui a, aux dires des témoins, tiré jusqu’à seize heures, et qui était servi par 3 ou 4 hommes vêtus de treillis et casqués) et par un autre F.M. située au quatrième ou cinquième étage d’un immeuble faisant l’angle de la rue Leluch et de la rue d’Isly.

En ce qui concerne l’histoire de ce deuxième FM, il nous faut nous rapporter au témoignage du Sous-lieutenant Saint-Gall de Pons qui a été plus précis.

« Alors que j’arrivais au carrefour de la rue Chanzy et de la rue d’Isly, la fusillade a éclaté. Des rafales sont parties d’un FM située au quatrième ou cinquième étage d’un immeuble faisant l’angle de la rue Leluch et de la rue d’Isly. Cette arme prenait en enfilade la rue de Chanzy. Les balles passèrent au-dessus de nous et tapèrent dans la foule. Un de mes tirailleurs, le caporal Maïeddine, avait repéré cette fenêtre. Il s’est retourné et, empoignant son FM, il a tiré en direction de cet étage. Mes tirailleurs étaient très impressionnés par le bruit. Ils ont reculé pour se mettre à l’abri des portes cochères et ils ont commencé à tirer sur la foule. Les gens tombaient foudroyés. »

Maître Tixier-Vignancour : « est-ce que le tir de ce FM été le premier ? »

« J’ai perçu d’autres coups de feu avant, dans la direction de la Grande Poste. »

« Quand la fusillade a cessé, comme vous aviez repéré cette façade, avez-vous eu l’idée de monter les étages pour aller juger de ce qui s’est passé ? »

« Non, je n’en avais pas reçu l’ordre. »

« Vous êtes revenus au pied de l’immeuble. Qu’avez-vous vu ? »

« À ce moment j’ai vu un gendarme mobile dans l’encadrement de la fenêtre d’où on avait tiré et qui montrait des armes. »

« Ainsi, un gendarme mobile avait accompli le parcours ? »

« Oui. Ensuite une ambulance est arrivée. C’était une ambulance de gendarmerie de couleur crème, comme il y en avait beaucoup à l’époque. Deux brancardiers sont sortis, portant une civière. Ils sont montés dans les étages. Ensuite ils sont redescendus et il y avait avec eux deux ou trois gendarmes mobiles. Sur la civière, on apercevait la forme d’un corps recouvert d’un drap. »

Vous êtes arrivés à l’endroit vers 12h30 et, lorsque vous voyez sortir les gendarmes mobiles, il est 15h20. Pendant ces 2h30 avez-vous remarqué des gendarmes mobiles ? »

« Non. »

« Où se trouvait le commandant Poupat au moment de la fusillade ? »

« Derrière le boulevard Carnot. »

« Et le capitaine Gilet ? »

« Il était monté avenue de Chanzy. »

« Est-ce que quelqu’un a vu le tireur ? »

« Je ne crois pas. »

« Est-ce que vous avez été relevés lorsque vous êtes partis ? »

« Nous avons été relevés, je crois, par des gendarmes mobiles. »

« Au cours de la fusillade, un de vos tirailleurs n’aurait-il pas été interpellé par quelqu’un qui lui aurait dit : « Rassure-toi, ce n’est pas sur nous qu’on tire. »

« Oui en effet. »

« Cet homme avait une particularité ? »

« Oui selon le soldat, il avait le visage jaune. Nous avons été visités par le ministre des Armées, quelques jours après. Il nous a dit que nous n’étions pas responsables. »

« Comment les Musulmans ont-ils interprété les paroles du ministre ? »

« Ils ont interprété cela ainsi : le ministre a dit qu’on n’en avait pas tué assez. »

« Est-ce que des croix de la valeur militaire n’ont pas été décernées pour les événements de la rue d’Isly ? »

« Oui, il y a eu une citation à ce sujet. »

« Vous avez accepté la croix de la valeur militaire ? »

« Cela ne me paraissait pas nécessaire ; le colonel trouvait que c’était assez honteux.

"Savez-vous ce que sont devenus ses tirailleurs ? »

« Oui. J’ai appris que plusieurs avaient été égorgés, dont le caporal Mahieddine, celui-là même qui avait tiré sur le tireur. »

Maître Tixier-Vignancour, poursuivant : « un procès-verbal de perquisition existe. Il est dans le dossier. Il établit que c’est un Eurasien qui a tiré au FM… »

L’avocat général : « nous sommes loin du procès. »

Maître Tixier-Vignancour : « nous y sommes en plein. Trouvez le dossier, il établit le plus grand crime qui se puisse concevoir et qui est à l’origine de l’action des accusés… Pensez bien que, si ce tireur avait été un membre de l’OAS, en aurait été trop heureux de le montrer et de l’inculper. »


 IV - Date emblématique d'un massacre collectif d’État - Les morts de la rue d'Isly

Nous apprendrons ensuite, par Maître Tixier-Vignancour, au cours de la déposition du Capitaine Gilet, le nom du tireur. C’était bien un Eurasien : il s’appelait Truong-Tong-Ton, né en 1922 à Hanoi…

Ainsi rien ne manque à ce drame, jusqu’au cadavre que l’on enlève subrepticement, en se cachant, l’ambulance mystérieuse, les hommes qui descendent et que nul ne connaît, le visage du tueur que l’on voudrait à jamais oublier. L’ombre de Truong-Tong-Ton n’a cessé de planer, avec beaucoup d’autres ombres, tout au long de l’évocation de cette journée de mort -une de plus, car il semble que, dans cette salle, on ne puisse pas parler d’autre chose.

Quatre-vingt-sept morts et tous les rapports d’autopsie, précise Maître Le Corroller, établissait aucun des morts civils n’a été tué par de prétendus « provocateur » OAS tirant d’en haut. Et devant le mutisme du colonel Goubard, venu à la barre défendre l’honneur de son régiment et présenter la version officielle des faits, Maître Le Corroller ajoute : « Vous le savez très bien, puisque la seule arme que l’on attribue à l’OAS, le F.M, n’a pas cherché à atteindre le service d’ordre. Aucun rapport d’autopsie ne fait état de la pénétration de balles de haut en bas. »

Quant au service d’ordre, il n’aurait eu qu’un mort et, selon la défense, il s’agirait d’un tirailleur tué par son propre officier parce qu’il refusait de s’arrêter de tirer.

« En ce qui concerne la défense poursuit Maître Le Corroller, elle ne veut à aucun moment faire porter une responsabilité quelconque à vous ou à un de vos officiers dans ces événements affreux. La responsabilité en incombe à ceux qui ont donné l’ordre de détacher un bataillon dans des conditions qui devaient aboutir à un drame. Car ce que nous avons, c’est que des hommes sont morts. C’est qu’il y a eu quatre-vingt-sept morts et plus de deux cents blessés et que la plupart de ces hommes l’ont été par des balles tirées dans le dos par le service d’ordre. Pourquoi ? Parce que, sans doute, le service d’ordre n’avait pas été organisé comme il aurait dû l’être et ce sont ceux qui l’ont organisé qui en portent l’entière responsabilité. »

De la déposition du colonel Goubard nous ne retiendrons qu’une phrase, celle qu’il prononça dans sa déposition liminaire : « la représentation que l’on a donnée de ce drame a été telle qu’il est normal que des hommes sensibles aient été choqués par ces faits, cela je ne comprends absolument. »

Mais le procureur ne l’a pas compris, lui qui vient de demander la tête de sept des accusés.

Un colonel qui n’a pas le préjugé de la présence.

Le dernier témoin de ce procès et aussi le plus affligeant : le colonel Goubard. Quand on sait qu’il a témoigné contre le général Challe, lors de son procès, on comprendra facilement la suite…

Grand, mince, élégant, impassible. Il se croit obligé de dire qu’il regrette de n’avoir pas à prêter serment et qu’il parlera comme sous la foi du serment…

Il parle, très longuement. D’abord de l’atmosphère « de guerre civile » d’Alger. Et, très vite, il y a des phrases qu’on supporte difficilement : « la population émotive et imaginative d’Alger… A Alger, on vivait dans un mirage semblable à celui que Daudet à décrit dans « Tartarin de Tarascon »… »

De ses hommes, envoyés d’un seul coup Alger, il avoue : « ils ont accepté avec aussi peu d’enthousiasme que possible. » À propos de manifestations musulmanes qu’il aurait eu à réprimer, il a cette parole affreuse : « il y a eu des tués en plus grand nombre qu’il n’en eu rue d’Isly, sans provoquer pour autant un semblable tollé. » Et, plus loin, après avoir dit que le lieutenant avait accepté de laisser passer quelques hommes et que les soldats ont été débordés : « Je pense que c’est à ce moment-là qu’ils auraient dû presque ouvrir le feu » et, plus tard, parlant de ses dix blessés : «Je n’ai rien à reprocher à mes hommes, au contraire ! » C’est incroyable !

Incident pénible lorsque Mr. Gerthoffer sort de son silence pour essayer de justifier le tir des soldats : « On doit tirer pour se maintenir sur le terrain ! » Allons Mr. Gerthoffer, il ne s’agit pas de champ de bataille, et Maître Tixier-Vignancour ne se prive pas de lui rappeler.
Il ajoute : « il ne faut pas oublier que le principal responsable de cette affaire est le président de la République qui venait de donner ordre par la radio de briser par tous les moyens la résistance de la population française. »

À son tour, Maître Dupuy va confondre le colonel Goubard : « où vous trouviez-vous le 26 mars ? »  

Le colonel Goubard : « à Bérrouaghia. »

« A combien de kilomètres d’Alger ? »

« Cent cinquante. »

« Vous parlez donc de faits que vous n’avez pas personnellement vus ? »

« Oui, mais je pense que je suis une des trois personnes à connaître le mieux cette affaire, les deux autres étant le commandant Poupat et le capitaine de gendarmerie Garat. »

« Qui n’ont pas davantage assisté à la fusillade », s’exclame Maître Tixier-Vignancour. « Décidément, mon colonel, vous n’avez pas le préjugé de la présence, vous au moins ! »

La défense nous révèle que l’unique mort parmi de tirailleurs est un soldat que son lieutenant a tué avec que sa propre arme, car il refusait de s’arrêter de mitrailler la foule et les blessés !

Le colonel essaie de nous faire croire que le général Ailleret est venu le voir à Bérrouaghia en janvier, mais les témoignages sont formels. « Je confondais janvier et mars à cause de la saison des pluies, il est possible que ce soit le 23 mars ! »

La défense a le dessus. Le lieutenant Saint-Gall de Pons revient à la barre pour nous affirmer, malgré les dénégations du colonel, qu’il a bien vu une forme humaine sur le fameux brancard.

Et Maître Le Corroller, d’après le rapport de quatre-vingt-trois autopsies des malheureuses victimes : « Je vous le dis, mon colonel, contrairement à ce que vous dites, pas un de ces rapports ne fait état de pénétration verticale, tous constatent au contraire des balles ayant pénétré horizontalement dans le corps des victimes. »

Et lorsque le colonel quitte la barre, Maître Tixier-Vignancour a ce mot : « Je vous remercie, mon colonel… Bientôt, mon général ! »

Le laborieux réquisitoire du procureur Gerthoffer consiste à bafouiller des textes qui n’ont rien à voir avec le procès de Vincennes… Tour à tour, nous avons droit à Lyautey mille neuf cent vingt, Pie XII, et Jean XXIII, enfin une longue « Ordonnance » de Salan datée de février 1962.

Ce qui lui vaut, en fin de compte, cette apostrophe de Tixier-Vignancour : « Le procès Salan a déjà été jugé ! » Et une mise au point de Le Corroller : « le général Salan, dont j’étais un des défenseurs, a nié la paternité de cette ordonnance… C’est donc un faux que vous nous lisez ! »

Les quelques phrases qui ont pour auteur Mr. Gerthoffer ne sont pas moins curieuses. À propos de l’Algérie séparée de la France : « Je ne sais pas ce qu’en pense le général De Gaulle, mais il a dû souffrir » (!).

Renonçant à un examen des faits, le magistrat debout, politisant son réquisitoire, se contente de réclamer la mort, toujours la mort. C’est la seule chose qu’il sache faire. Tout cela, nous crie-t-il, pour l’honneur de la Justice, pour la paix civile, pour la France enfin (tiens, je croyais qu’elle avait cessé d’exister SG).

Non content de demander la peine de mort contre Bastien Thiry, encore faut-il que, débordant son domaine d’accusateur public, Mr. Gerthoffer reproche à Bastien Thiry d’être un mauvais chrétien et un mauvais Français. Qui veut trop prouver…

Assise entre les deux Madame de La Tocnaye je n’oublierai jamais la figure pensive, profondément émouvante de la mère, murmurant une prière pendant que le triste Gerthoffer prononce son réquisitoire…

Ghislaine Costa de Beauregard

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