4.2 - Devant le tribunal de Fort-Neuf de Vincennes - les morts de la rue d'Isly de Ghislaine Costa de Beauregard

 IV - Date emblématique d'un massacre collectif d’État - Les morts de la rue d'Isly

Nous apprendrons ensuite, par Maître Tixier-Vignancour, au cours de la déposition du Capitaine Gilet, le nom du tireur. C’était bien un Eurasien : il s’appelait Truong-Tong-Ton, né en 1922 à Hanoi…

Ainsi rien ne manque à ce drame, jusqu’au cadavre que l’on enlève subrepticement, en se cachant, l’ambulance mystérieuse, les hommes qui descendent et que nul ne connaît, le visage du tueur que l’on voudrait à jamais oublier. L’ombre de Truong-Tong-Ton n’a cessé de planer, avec beaucoup d’autres ombres, tout au long de l’évocation de cette journée de mort -une de plus, car il semble que, dans cette salle, on ne puisse pas parler d’autre chose.

Quatre-vingt-sept morts et tous les rapports d’autopsie, précise Maître Le Corroller, établissait aucun des morts civils n’a été tué par de prétendus « provocateur » OAS tirant d’en haut. Et devant le mutisme du colonel Goubard, venu à la barre défendre l’honneur de son régiment et présenter la version officielle des faits, Maître Le Corroller ajoute : « Vous le savez très bien, puisque la seule arme que l’on attribue à l’OAS, le F.M, n’a pas cherché à atteindre le service d’ordre. Aucun rapport d’autopsie ne fait état de la pénétration de balles de haut en bas. »

Quant au service d’ordre, il n’aurait eu qu’un mort et, selon la défense, il s’agirait d’un tirailleur tué par son propre officier parce qu’il refusait de s’arrêter de tirer.

« En ce qui concerne la défense poursuit Maître Le Corroller, elle ne veut à aucun moment faire porter une responsabilité quelconque à vous ou à un de vos officiers dans ces événements affreux. La responsabilité en incombe à ceux qui ont donné l’ordre de détacher un bataillon dans des conditions qui devaient aboutir à un drame. Car ce que nous avons, c’est que des hommes sont morts. C’est qu’il y a eu quatre-vingt-sept morts et plus de deux cents blessés et que la plupart de ces hommes l’ont été par des balles tirées dans le dos par le service d’ordre. Pourquoi ? Parce que, sans doute, le service d’ordre n’avait pas été organisé comme il aurait dû l’être et ce sont ceux qui l’ont organisé qui en portent l’entière responsabilité. »

De la déposition du colonel Goubard nous ne retiendrons qu’une phrase, celle qu’il prononça dans sa déposition liminaire : « la représentation que l’on a donnée de ce drame a été telle qu’il est normal que des hommes sensibles aient été choqués par ces faits, cela je ne comprends absolument. »

Mais le procureur ne l’a pas compris, lui qui vient de demander la tête de sept des accusés.

Un colonel qui n’a pas le préjugé de la présence.

Le dernier témoin de ce procès et aussi le plus affligeant : le colonel Goubard. Quand on sait qu’il a témoigné contre le général Challe, lors de son procès, on comprendra facilement la suite…

Grand, mince, élégant, impassible. Il se croit obligé de dire qu’il regrette de n’avoir pas à prêter serment et qu’il parlera comme sous la foi du serment…

Il parle, très longuement. D’abord de l’atmosphère « de guerre civile » d’Alger. Et, très vite, il y a des phrases qu’on supporte difficilement : « la population émotive et imaginative d’Alger… A Alger, on vivait dans un mirage semblable à celui que Daudet à décrit dans « Tartarin de Tarascon »… »

De ses hommes, envoyés d’un seul coup Alger, il avoue : « ils ont accepté avec aussi peu d’enthousiasme que possible. » À propos de manifestations musulmanes qu’il aurait eu à réprimer, il a cette parole affreuse : « il y a eu des tués en plus grand nombre qu’il n’en eu rue d’Isly, sans provoquer pour autant un semblable tollé. » Et, plus loin, après avoir dit que le lieutenant avait accepté de laisser passer quelques hommes et que les soldats ont été débordés : « Je pense que c’est à ce moment-là qu’ils auraient dû presque ouvrir le feu » et, plus tard, parlant de ses dix blessés : «Je n’ai rien à reprocher à mes hommes, au contraire ! » C’est incroyable !

Incident pénible lorsque Mr. Gerthoffer sort de son silence pour essayer de justifier le tir des soldats : « On doit tirer pour se maintenir sur le terrain ! » Allons Mr. Gerthoffer, il ne s’agit pas de champ de bataille, et Maître Tixier-Vignancour ne se prive pas de lui rappeler.
Il ajoute : « il ne faut pas oublier que le principal responsable de cette affaire est le président de la République qui venait de donner ordre par la radio de briser par tous les moyens la résistance de la population française. »

À son tour, Maître Dupuy va confondre le colonel Goubard : « où vous trouviez-vous le 26 mars ? »  

Le colonel Goubard : « à Bérrouaghia. »

« A combien de kilomètres d’Alger ? »

« Cent cinquante. »

« Vous parlez donc de faits que vous n’avez pas personnellement vus ? »

« Oui, mais je pense que je suis une des trois personnes à connaître le mieux cette affaire, les deux autres étant le commandant Poupat et le capitaine de gendarmerie Garat. »

« Qui n’ont pas davantage assisté à la fusillade », s’exclame Maître Tixier-Vignancour. « Décidément, mon colonel, vous n’avez pas le préjugé de la présence, vous au moins ! »

La défense nous révèle que l’unique mort parmi de tirailleurs est un soldat que son lieutenant a tué avec que sa propre arme, car il refusait de s’arrêter de mitrailler la foule et les blessés !

Le colonel essaie de nous faire croire que le général Ailleret est venu le voir à Bérrouaghia en janvier, mais les témoignages sont formels. « Je confondais janvier et mars à cause de la saison des pluies, il est possible que ce soit le 23 mars ! »

La défense a le dessus. Le lieutenant Saint-Gall de Pons revient à la barre pour nous affirmer, malgré les dénégations du colonel, qu’il a bien vu une forme humaine sur le fameux brancard.

Et Maître Le Corroller, d’après le rapport de quatre-vingt-trois autopsies des malheureuses victimes : « Je vous le dis, mon colonel, contrairement à ce que vous dites, pas un de ces rapports ne fait état de pénétration verticale, tous constatent au contraire des balles ayant pénétré horizontalement dans le corps des victimes. »

Et lorsque le colonel quitte la barre, Maître Tixier-Vignancour a ce mot : « Je vous remercie, mon colonel… Bientôt, mon général ! »

Le laborieux réquisitoire du procureur Gerthoffer consiste à bafouiller des textes qui n’ont rien à voir avec le procès de Vincennes… Tour à tour, nous avons droit à Lyautey mille neuf cent vingt, Pie XII, et Jean XXIII, enfin une longue « Ordonnance » de Salan datée de février 1962.

Ce qui lui vaut, en fin de compte, cette apostrophe de Tixier-Vignancour : « Le procès Salan a déjà été jugé ! » Et une mise au point de Le Corroller : « le général Salan, dont j’étais un des défenseurs, a nié la paternité de cette ordonnance… C’est donc un faux que vous nous lisez ! »

Les quelques phrases qui ont pour auteur Mr. Gerthoffer ne sont pas moins curieuses. À propos de l’Algérie séparée de la France : « Je ne sais pas ce qu’en pense le général De Gaulle, mais il a dû souffrir » (!).

Renonçant à un examen des faits, le magistrat debout, politisant son réquisitoire, se contente de réclamer la mort, toujours la mort. C’est la seule chose qu’il sache faire. Tout cela, nous crie-t-il, pour l’honneur de la Justice, pour la paix civile, pour la France enfin (tiens, je croyais qu’elle avait cessé d’exister SG).

Non content de demander la peine de mort contre Bastien Thiry, encore faut-il que, débordant son domaine d’accusateur public, Mr. Gerthoffer reproche à Bastien Thiry d’être un mauvais chrétien et un mauvais Français. Qui veut trop prouver…

Assise entre les deux Madame de La Tocnaye je n’oublierai jamais la figure pensive, profondément émouvante de la mère, murmurant une prière pendant que le triste Gerthoffer prononce son réquisitoire…

Ghislaine Costa de Beauregard

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