4.2 - Devant le tribunal de Fort-Neuf de Vincennes - les morts de la rue d'Isly de Ghislaine Costa de Beauregard

 IV - Date emblématique d'un massacre collectif d’État - Les morts de la rue d'Isly

Mais voyons maintenant le témoignage des officiers qui commandaient les tirailleurs.

Le Commandant Poupat apporte des précisions importantes : « Les ordres étaient d’arrêter la manifestation par notre présence et au besoin par le feu. »

Le Président : « Vous avez intercepté ses ordres de quelle manière ? »

« J’ai senti la gravité de cette consigne et je n’ai pas voulu donner à mes hommes l’ordre d’employer les armes. Mais je leur ai précisé : au cas où on vous tire des terrasses, ripostez immédiatement vers les terrasses. Les barrages ne devaient être disposés que sur ordre, et, en attendant, on devait laisser la foule habituelle circuler dans la rue. En voyant la foule s’amasser rue d’Isly, j’ai rendu compte au P.C. et j’ai dit que le meilleur était de faire disperser les gens par des troupes spécialisées, mais on n’a pas pris ma remarque en considération. À 14h30, j’ai pris sur moi de faire tirer au milieu de la rue le réseau de barbelés. Presque en même temps, j’en recevais l’ordre. »

Ainsi, ce n’est qu’à 14h30, lorsque la foule avait eu tout le temps de s’amasser, que l’ordre de mettre les barrages en place a été donné.

« À 14h35 -continue le commandant- j’ai donné l’ordre à ma compagnie de réserve, commandée le Capitaine Gilet, qui se trouvait rue Burdeau, de couper la manifestation au carrefour Chanzy - Isly. »

Le commandant Poupat excuse ensuite ses tirailleurs : « ils étaient jeunes, habitués au combat dans les djebels, ils étaient très mal à l’aise dans cette mission de maintien de l’ordre. »

On n’en comprend que mieux son inquiétude et qui lui avait fait rendre compte à son PC. « Que le meilleur était de disperser les gens par des troupes spécialisées ».

Maître Tixier-Vignancour : « de combien d’hommes disposiez-vous ? »

« De l’ordre de 340 à peu près. »

« De combien de barrages aviez-vous la charge ? »

« J’avais quatre barrages, plus une compagnie d’intervention, un rue Bugeaud, un rue d’Isly, un boulevard Carnot, un rue Leluch. »

« Le commandant sait-il est quel est le nombre d’hommes prévus pour barrer à Paris des artères de cette importance ? »

« Je refuse de répondre à cette question. »

« Évidemment, vous ne pouvez pas répondre. Vous ne le savez pas. Il faut, d’après le règlement, deux cents gardiens de la paix par barrages et un escadron de la garde de réserve. Disposer de si peu d’hommes par barrage, c’était réellement vouloir le drame. »

Le Capitaine Tescher, lui, vient témoigner au garde-à-vous. Il commandait la 6ème Compagnie de tirailleurs et confirme l’absence d’ordre en ce qui concerne la mise en place des barrages : « Nous sommes arrivés vers midi et j’ai installé deux barrages, un rue d’Isly, composé de deux sections de vingt-deux hommes chacune commandée par le lieutenant Ouchène (il s’agit du lieutenant musulman remarqué par Mr. J. Besançon), l’autre rue Bugeaud, dont j’ai pris la direction.

Le Président : « Vous aviez du matériel ? »

« Oui, des chevaux de frise, que nous devions installer sur ordre. À 13h45, j’ai entendu les premiers coups de feu. »

« Vous devez vous tromper d’une heure. »

« Je ne me souviens pas. À ce moment, le lieutenant Ouchène m’a dit par radio : « On me tire dessus, des fenêtres, dans mon dos. » Presque simultanément des rafales ont été tirées rue Bugeaud. J’ai vu un des tirailleurs qui me faisait signe : c’est là-haut. Les tirailleurs, qui se trouvaient devant le barrage, ont eu peur et ils ont tiré devant eux. Alors ce fut la fusillade générale. »

Au sujet de la fusillade proprement dite, il semble que tous les témoignages concordent pour dire que le tir a été déclenché, en premier lieu, par le fusil-mitrailleur situé derrière la Grande Poste et que Monsieur Claude Joubert a pu localiser dans sa déposition au square Laferrière (c’est ce FM, qui a, aux dires des témoins, tiré jusqu’à seize heures, et qui était servi par 3 ou 4 hommes vêtus de treillis et casqués) et par un autre F.M. située au quatrième ou cinquième étage d’un immeuble faisant l’angle de la rue Leluch et de la rue d’Isly.

En ce qui concerne l’histoire de ce deuxième FM, il nous faut nous rapporter au témoignage du Sous-lieutenant Saint-Gall de Pons qui a été plus précis.

« Alors que j’arrivais au carrefour de la rue Chanzy et de la rue d’Isly, la fusillade a éclaté. Des rafales sont parties d’un FM située au quatrième ou cinquième étage d’un immeuble faisant l’angle de la rue Leluch et de la rue d’Isly. Cette arme prenait en enfilade la rue de Chanzy. Les balles passèrent au-dessus de nous et tapèrent dans la foule. Un de mes tirailleurs, le caporal Maïeddine, avait repéré cette fenêtre. Il s’est retourné et, empoignant son FM, il a tiré en direction de cet étage. Mes tirailleurs étaient très impressionnés par le bruit. Ils ont reculé pour se mettre à l’abri des portes cochères et ils ont commencé à tirer sur la foule. Les gens tombaient foudroyés. »

Maître Tixier-Vignancour : « est-ce que le tir de ce FM été le premier ? »

« J’ai perçu d’autres coups de feu avant, dans la direction de la Grande Poste. »

« Quand la fusillade a cessé, comme vous aviez repéré cette façade, avez-vous eu l’idée de monter les étages pour aller juger de ce qui s’est passé ? »

« Non, je n’en avais pas reçu l’ordre. »

« Vous êtes revenus au pied de l’immeuble. Qu’avez-vous vu ? »

« À ce moment j’ai vu un gendarme mobile dans l’encadrement de la fenêtre d’où on avait tiré et qui montrait des armes. »

« Ainsi, un gendarme mobile avait accompli le parcours ? »

« Oui. Ensuite une ambulance est arrivée. C’était une ambulance de gendarmerie de couleur crème, comme il y en avait beaucoup à l’époque. Deux brancardiers sont sortis, portant une civière. Ils sont montés dans les étages. Ensuite ils sont redescendus et il y avait avec eux deux ou trois gendarmes mobiles. Sur la civière, on apercevait la forme d’un corps recouvert d’un drap. »

Vous êtes arrivés à l’endroit vers 12h30 et, lorsque vous voyez sortir les gendarmes mobiles, il est 15h20. Pendant ces 2h30 avez-vous remarqué des gendarmes mobiles ? »

« Non. »

« Où se trouvait le commandant Poupat au moment de la fusillade ? »

« Derrière le boulevard Carnot. »

« Et le capitaine Gilet ? »

« Il était monté avenue de Chanzy. »

« Est-ce que quelqu’un a vu le tireur ? »

« Je ne crois pas. »

« Est-ce que vous avez été relevés lorsque vous êtes partis ? »

« Nous avons été relevés, je crois, par des gendarmes mobiles. »

« Au cours de la fusillade, un de vos tirailleurs n’aurait-il pas été interpellé par quelqu’un qui lui aurait dit : « Rassure-toi, ce n’est pas sur nous qu’on tire. »

« Oui en effet. »

« Cet homme avait une particularité ? »

« Oui selon le soldat, il avait le visage jaune. Nous avons été visités par le ministre des Armées, quelques jours après. Il nous a dit que nous n’étions pas responsables. »

« Comment les Musulmans ont-ils interprété les paroles du ministre ? »

« Ils ont interprété cela ainsi : le ministre a dit qu’on n’en avait pas tué assez. »

« Est-ce que des croix de la valeur militaire n’ont pas été décernées pour les événements de la rue d’Isly ? »

« Oui, il y a eu une citation à ce sujet. »

« Vous avez accepté la croix de la valeur militaire ? »

« Cela ne me paraissait pas nécessaire ; le colonel trouvait que c’était assez honteux.

"Savez-vous ce que sont devenus ses tirailleurs ? »

« Oui. J’ai appris que plusieurs avaient été égorgés, dont le caporal Mahieddine, celui-là même qui avait tiré sur le tireur. »

Maître Tixier-Vignancour, poursuivant : « un procès-verbal de perquisition existe. Il est dans le dossier. Il établit que c’est un Eurasien qui a tiré au FM… »

L’avocat général : « nous sommes loin du procès. »

Maître Tixier-Vignancour : « nous y sommes en plein. Trouvez le dossier, il établit le plus grand crime qui se puisse concevoir et qui est à l’origine de l’action des accusés… Pensez bien que, si ce tireur avait été un membre de l’OAS, en aurait été trop heureux de le montrer et de l’inculper. »

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