12.2 - Docteur Vincent LAFORGE - Effets vulnérants des armes à feu réglementaires - Thèse 18 mai 2018

VI - Les témoignages - Les médecins - les infirmiers - les pompiers 

3 - Effets vulnérants des armes à feu réglementaires -
     Extraits de la thèse présentée et soutenue publiquement par Vincent Laforge le 18 mai 2018 à l'Institut d'études politiques d'Aix en Provence    pour l'obtention du grade de docteur en Histoire   (794 pages)  Pages 676 à 679 : la tuerie du 26 mars 1962 à Alger

 

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2.3.3.1 « Halte au feu ! Nom de D… !  Halte au feu ! »

 Le massacre de la rue d’Isly, le 26 mars 1962, offre des analogies remarquables avec la fusillade de Fourmies. Dans les deux cas, et quelle que soit sa motivation, une troupe non formée au maintien de l’ordre ouvrit le feu à courte distance sur une foule de civils désarmés et, dans les deux cas, des décisions politiques ne permirent pas à l’enquête d’aboutir. Aucune autopsie ne fut pratiquée : si la médecine légale était balbutiante en 1891, il n’en était pas de même en 1962. La disparition des corps, inhumés à la sauvette lors de l’affaire algérienne, fut d’autant plus surprenante qu’il n’y avait, en fait, rien à cacher : l’armée française avait tiré sur la foule, à courte distance, avec ses armes réglementaires. Que pouvait-on craindre que les autopsies révélassent ?

Comme à l’accoutumée, on accusa l’armée française ou, plus exactement, les tirailleurs du 4e RT d’avoir utilisé des projectiles explosifs. Comme l’indique clairement les films et les photos, cette unité disposait de l’armement réglementaire à l’époque : pistolet-mitrailleur MAT 49, fusils MAS 49/56 et fusil mitrailleur AA-52. Le PM était chambré pour la munition de 9x19 mm et les deux armes longues pour la cartouche de 7,5 mm modèles 1929 C. Or cette dernière munition n’était qu’une déclinaison raccourcie du modèle 1924, lui-même très fortement inspiré de la cartouche Mauser de 7,92 mm Les vitesses initiales sont proches (820 m/s pour la première qu’elle soit tirée par le FSA 49/56 ou l’AA-52), les poids équivalents (9 grammes contre 10), et la balle française est marquée par un profond sillon de sertissage favorisant la fragmentation. On peut donc penser qu’à très courte distance, la balle O (pour ordinaire) tirée par le FSA et la balle 1933D (tirée par l’AA-52) étaient parfaitement capables de se fragmenter et de basculer, occasionnant par là même d’importants orifices de sortie qui pouvaient les faire passer pour des balles « trafiquées ».

 

2001

Crédit photo : IRCGN

FIGURE 186 : BALLE M24 C

 

Le témoignage de monsieur Gibert Alcayde, blessé lors de la fusillade, est, à cet égard, symptomatique de cette croyance : « On crut tout d’abord que j’avais été blessé, non seulement par balles, mais également par des éclats de grenade, car les radiographies révélaient la présence de très nombreux éclats métalliques dans l’abdomen. En réalité, j’avais reçu trois balles qui avaient pénétré au niveau des cuisses. L’une était ressortie à la partie supérieure de la hanche après avoir fracturé le grand trochanter du fémur gauche ; une seconde logée dans la gouttière vertébrale à hauteur des omoplates ne put être retirée, car son enveloppe s’était largement ouverte ; la troisième s’était fragmentée dans l’abdomen. Les éclats métalliques provoquant de très nombreuses perforations intestinales, ce qui pose la question du type de munitions utilisées pour mitrailler les civils" (47)

La question méritait d’être posée, mais la réponse n’est pas celle sous-entendue par monsieur Alcayde. Il n’était en rien étonnant que des balles blindées à noyau de plomb fragmentassent en heurtant une structure osseuse résistante comme un grand trochanter, voire en traversant des tissus mous. La localisation d’une balle, entrée dans la cuisse, dans la gouttière vertébrale dorsale est plus surprenante, mais, là encore, ce projectile a dû subir une forte contrainte mécanique pour se fragmenter. La présence de trois orifices d’entrée dans la même région anatomique - les cuisses - suggère fortement un tir en rafale.

De même, pour spectaculaires — et de mauvaise qualité — qu’elles soient, les photos, probablement prises à la morgue de l’hôpital Mustapha, ne montrent que des orifices de sortie de projectiles ayant basculé ou fragmenté. Dans le premier cas, il s’agit d’une interaction de la balle avec les structures dures du massif facial. Les fragments et les esquilles osseuses ont créé ce volumineux cône de sortie. Le traumatisme facial avec énucléation correspond à une trajectoire inverse lors de laquelle la balle a heurté l’arrière du crâne ou une vertèbre cervicale pour sortir au niveau de l’orbite. En l’absence de photo des orifices d’entrée, notre interprétation nous semble plausible sans être définitive quant au trajet de ces projectiles.

(47) Francine Dessaigne, Marie-Jeanne Rey, Un crime sans assassin, Alger, 26 mars 1962, Perros-Guirec, Éditions Confrérie-Castille, 1994, 591 p., p. 170.

2002

FIGURE 187 : FUSILLADE DE LA RUE D’ISLY. PROBABLE ORIFICE DE SORTIE EN REGARD DE LA NUQUE

 

2003

FIGURE 188 : FUSILLADE DE LA RUE D’ISLY. PROBABLE ORIFICE DE SORTIE EN REGARD DE L’ORBITE

 

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L’ouest de l’Algérie n’était bien évidemment pas à l’abri des violences et le service de neurochirurgie du Centre Hospitalier Régional d’Oran publia, en 1962, un article faisant état de nombreuses blessures d’un genre très particulier. En six mois, quatre-vingt-deux blessés furent admis pour des traumatismes cranio cérébraux et médullaires par armes à feu. Dans 37 cas, la porte d’entrée du projectile concernait la voûte crânienne et dans 45 cas, la nuque. Comme le notaient les auteurs de l’étude : « Une proportion si élevée (plus de la moitié des cas) de balles dans la nuque est remarquable : ce genre d’attentat discret et définitif est, en effet, caractéristique de la guerre subversive (48)». Pour être discret, ces tentatives d’exécution n’étaient pas forcément définitives puisque 39 % des blessés du crâne et 67 % de ceux atteints dans la nuque survécurent. À l’appui de cette assertion, les auteurs citaient le cas suivant : « En 1956, dans la région de R…, les rebelles alignent 12 personnes appartenant à une ferme isolée, pour une exécution sommaire. Sur les 12 ayant reçu une balle dans la nuque, quatre ont été retrouvés vivants (49) ». En effet, l’étude ne concernait que les blessés ayant pu être transférés vivants à l’hôpital. On ignore qu’elle pouvait être le pourcentage de mortalité immédiate.

Les neurochirurgiens estimaient que les tirs avaient eu lieu à moins d’un mètre, mais sans préciser la proportion de ceux délivrés à bout touchant. Le type de projectile n’était pas connu non plus, mais il est légitime d’incriminer majoritairement des armes de poing tirant des projectiles de 8 mm 1892, de 9 mm parabellum ou de 11,43 mm. Il s’agit de balles stables, mais qui peuvent parfaitement se fragmenter sur une structure osseuse résistante. Comme le soulignaient Phèline et ses collègues : « C’est lorsqu’elle sort de la nuque que la balle devient dangereuse50 ». Nous ajouterons que c’est principalement lorsque la balle traverse le cerveau que la mortalité est importante comme le montrent clairement les schémas suivants. La localisation des lésions immédiatement mortelles correspondant à la région bulbo-cervicale haute est naturellement absente de ces schémas.

(48) C. Phéline, Y. Coquilhat, L. Solère, J. Clément, « À propos d’une série de 46 blessés par projectiles à porte d’entrée située dans la nuque », Neurochirurgie, 1962, 8, pp. 423-432.

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