10.2 - Témoignage d’Edmond BRUA - "travaillés par les menaces F.L.N. ils ont à se dédouaner..."

VI - Les témoignages - Les journaux, les lecteurs

Edmond Brua (poète et journaliste) :
Les derniers jours d’Alger de mars à octobre 1962 (inédit) Extrait
26 mars -
Ce matin quand j’ai lu que la population du Grand Alger était invitée à se rendre en cortège pacifique à Bâb el Oued pour témoigner sa solidarité aux habitants de ce quartier, j’ai frémi. L’avertissement du préfet de police, (je crois qu’il y en a eu deux) m’a donné la certitude que le sang coulerait.

J’ai littéralement « vu » le spectacle au carrefour de la Grande Poste, trois heures avant sa réalité. Je crois que ces pressentiments sont chez moi une malédiction. (J’avais eu le même, le jour des Barricades, et je ne puis oublier le bombardement de Venafro) [1]

Je ne puis croire que l’O.A.S. ni les autorités civiles ou militaires avaient prévu le drame (d’autres disent « voulu »). La présence de tirailleurs dans le service d’ordre a peut-être été seulement une erreur tragique.

Ces soldats dont certains ont servi la France pendant dix ans sont probablement travaillés par la propagande et les menaces F.L.N., ils ont à se dédouaner, et peut-être risquent-ils d’être plus à redouter que les fellaghas. Pourtant, j’avais causé avec quelques-uns d’entre eux, de ceux qui ont tiré, à l’entrée de la rue d’Isly. Les mêmes têtes que ceux de Tunisie et d’Italie. De braves gens et des gens braves, mais que j’ai vus tendus, tourmentés. Ils cherchaient à être rassurés. J’imagine comment ils se sont crispés à mesure que la foule grossissait et avançait. Mais quelles instructions avaient-ils, eux qui pour la plupart n’ont pas d’instruction ? Comment leur a-t-on défini leur devoir, en cas de poussée ? Il me paraît impensable qu’on leur ait dit de tirer sans sommations. L’attitude de soldats et de sous-officiers et officiers européens le prouve. Ont-ils obéi à d’autres consignes ou bien ont-ils eu des réflexes propres de panique sinon d’hostilité ?

Quant aux « manifestants », de toute évidence, ils ne pouvaient avoir prévu cette tuerie. Me B. [2].. qui était au premier rang, derrière les drapeaux, et qui a reçu au moins une balle dans la cuisse, m’a dit à la clinique : « C’était une kermesse (sic) ». Il le croyait fermement. Il a été chef du B.C.R. de la XIXe Région en 39-40 puis de Giraud en 44 et connaissait assez bien son métier. Mais son défaut de psychologie politique a failli lui coûter la vie. Du moins sa formation militaire (il a été à Saint-Cyr et se destinait à l’armée) la lui a-t-elle sauvée. Il a rampé au milieu des morts et des blessés jusqu’à la porte des Chèques Postaux. Quel mélange de courage, de bravoure — et de candeur. Dans un sens, il a gardé l’esprit enfant de troupe, ou soldat de l’Empire.

Francine Dessaigne écrira "On sent le désarroi de l’honnête homme confronté au pouvoir de la haine". Il s’agit du célèbre auteur de la parodie du Cid.

Cet extrait est offert par Jean Brua son fils - octobre 2007

[1] : Edmond Brua fait allusion à une bavure de l’US Air Force qui pendant la campagne d’Italie avait rasé le village de Venafro, pourtant aux mains des troupes alliées. Alors correspondant de guerre pour l’agence France Atlantique, l’auteur avait quitté les lieux quelques instants avant le bombardement qui avait fait de nombreuses victimes.

[2] : Il s’agit de Maître Badin avocat au barreau d’Alger et chef d’escadron de réserve.

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