5.29 - PUIG Marcel 52 ans

VI - Les témoignages - Grande Poste Les familles, les amis, les journaux

1 - Témoignage de Robert Puig son neveu
2 - Témoignage de Madame Marcel Puig, son épouse
3
-Témoignage des journalistes
(Envoi de Thierry Rolando Président national de la Fédération des Cercles algérianistes


1 - Témoignage de Robert Puig son neveu

Le 26 Mars 1962 à Alger

Je venais de terminer mon service militaire.
Ce jour-là, malgré tous les appels à aller manifester, je ne recherchais encore que le besoin de me "retrouver", de faire le point de cette vie "civile" algéroise si différente d'avant l'armée et de rester en dehors de la foule qui allait défiler.

Sans doute aussi, comme je venais de rentrer à l'ORTF d'Alger (l'Office de la Radio et de la Télévision française) je me croyais obligé d'être présent à mon poste parce que je n'avais qu'un contrat de trois mois renouvelable...
A priori aussi, une certaine fierté me poussait respecter mes horaires de travail : le total des heures de distribution des programmes de télévision était au même niveau que celui de Paris, en comptabilisant les émissions locales en langue arabe, berbère ou kabyle.
J’étais donc à mon bureau du boulevard Bru. Il dominait Alger. Soudain, j’entends les premières détonations. Je vois au loin les T6 et aperçois les premières fumées noircissant le ciel de la ville, un nuage qui s’épaississait au-dessus des toits. Surpris et inquiet, je suis revenu le plus rapidement possible vers le centre d’Alger, sans me douter de ce qu’il s’était réellement passé.
Dans mon souvenir, lorsque j’ai atteint le plateau des Glières, les morts et les blessés avaient été évacués de la zone du massacre entre la Grande Poste et le Monument aux Morts. Il n’y avait qu’une odeur de poudre flottant encore dans l’air et les sirènes des ambulances qui parvenaient de loin.
Alger ma ville blanche semblait toute grise et son ciel bleu avait pris la teinte du plomb. Je prenais tout à coup avec quelques rares personnes toujours présentes sur cette place mais abasourdies de stupeur, conscience du drame de ce cœur de ville.
Un spectacle de mort et de désolation où les bruits lointains (moteurs d’avions ou d’hélicoptères et toujours les sirènes des ambulances) résonnaient comme un glas.
Devant cette esplanade désertée, je crois me souvenir qu’un reporter étranger n’en revenait pas de ce drame. Il était lui aussi désemparé, impuissant à exprimer autre chose qu’une émotion effrayée, en témoin malheureux de cette tuerie.
Je m'en voulais de ne pas avoir été là. De ne pas comprendre la raison de ces crimes.
Comment savoir ... C'était impossible ! je réalisais seulement que mon monde d'enfant d'Alger, mon monde d'adolescent insouciant venait de voler en éclat.
Traversant le boulevard Laferrière à droite de la Grande Poste, je me suis dirigé le long des rues Péguy et Michelet vers la rue Charras. (Si mes souvenirs sont bons, derrière le café le « Coq hardi »). Cette rue descend jusqu’au boulevard Carnot où passait le vieux tramway qui allait jusqu’au Champ de Manœuvres.
Pourquoi ai-je pris ce chemin ? Je ne m’en souviens plus ... sinon poussé par une envie absurde de narguer le long du boulevard Péguy ce cordon de tirailleurs, l’arme au poing et portant sur le casque un sigle à la craie. Ce ne fut que plus tard que je compris qu'il désignait la quatrième section d'une compagnie de tirailleurs et que ce chiffre quatre romains, (IV), rappelait étrangement  celui de la willaya du secteur FLN d' Alger. Ces militaires "sous" drapeau français, restaient immobiles, impassibles, indifférents au drame provoqué mais QUI les avait mis en position là. [1].

Déboussolé j’ai poursuivi ma marche jusqu’au bas de la rue Charras à l'angle du boulevard Carnot.

A cet endroit, une autre image s'est inscrite dans mon esprit : une flaque de sang et une chaussure de femme au milieu de cette terrible flaque rouge. Juste en face, de l'autre côté du boulevard, le long du bel immeuble du Mauretania et bloquant la descente vers la route "Moutonnière" des hommes en bleu, immobiles, impassibles : une section de CRS.
Une flaque de sang et une chaussure de femme ... Une image qui me hante toujours. Je me demande encore qui était cette inconnue ? Par quel malheureux hasard s'est-elle trouvée à ce carrefour, blessée ou morte, si loin de la fusillade principale ... ?Je pris conscience tout à coup que les rues d'Alger étaient vides et je me suis dirigé via la rue Michelet  vers la rue Berthezène où j’habitais. Un peu comme un somnambule qui ne réalise pas que par ce drame le "Pouvoir" parisien, en faisant couler un sang innocent, en laissant s'accomplir cette sentence de mort absurde, confirmait sa politique d'abandon des  départements français d'Algérie. (Oran, le 5 juillet en sera le dernier signe tragique, encore plus funèbre et sanglant).
Je me souvenais du "Je vous ai compris ..." au Gouvernement Général sur le Forum, de "l'Algérie française..." de Mostaganem et réalisais toute l'absurdité de ces fausses paroles.

Rue Berthezène, à l’angle de l’immeuble des Douanes, je croisais une compagnie du RIMA, des appelés du contingent. Ils étaient en larmes. Ils ne comprenaient pas
Plus bas, avant le grand tournant aboutissant au tunnel des Facultés, penchés sur la rampe d’une rue montant vers un autre quartier, quelques enfants brandirent un drapeau tâché de sang au passage d’un véhicule de la gendarmerie, armé d’une mitrailleuse lourde sur tourelle. Le serveur de l’automitrailleuse fit pivoter rageusement l’arme vers eux, dans un geste de haine manifeste. Quelle heure était-il à ce moment-là ? Seize heures ... seize heures trente ...Le militaire ne tira pas. Il narguait seulement les enfants ... Il faisait peur à des enfants ...

Voilà ma vision du drame ...

Hélas ! Quelques heures plus tard, j’apprenais que, comme dans de nombreuses familles algéroises, un parent était mort. Assassiné !
Marcel Puig - un des frères de mon père - habitait le 60 ou 64 de la rue Michelet, face au magasin "Dubonnet", à une des extrémités du tunnel des Facultés.
Lorsque nous avons rendu visite à ma tante pour partager son chagrin et lui manifester notre soutien, elle nous a montré en sanglotant les vêtements que mon oncle portait ce jour-là. La morgue de l’hôpital Mustapha les lui a rendus sans qu’elle ait pu l’approcher.
Le pantalon était traversé en dessous de la ceinture par une rafale de FM faite pour tuer. Cela faisait comme un chapelet de trous plus larges qu'une pièce de deux euros.
Il fut enterré de nuit [2], comme si le "Pouvoir" du Rocher Noir et son Résident, Christian Fouchet, les Instances Militaires responsables du secteur d'Alger et l'Exécutif parisien voulaient cacher leur faute et nous interdire d'accompagner un proche vers sa dernière demeure.
Ma tante me confirma plus tard un point important de cette journée dont on ne parle jamais. Elle nous raconta qu’avant la manifestation, des gendarmes étaient montés sur la terrasse de l’immeuble, où elle était concierge, et s’étaient installés pour prendre position et surveiller les facultés et l’enfilade des rues jusqu’à la Grande Poste. Ils avaient certainement l'ordre de surveiller les Facultés ?
Sans doute d'autres militaires étaient-ils sur d'autres toits plus proches du Plateau des Glières. C'est un fait qui n'a jamais été formellement admis en "Hauts lieux", mais à mon avis il explique parfaitement le coup de feu parti depuis une hauteur. Il confirme, contrairement à ce que les milieux officiels ont toujours avancé, que ce serait bien un militaire ou un gendarme, serviteur zélé d'un "État bourreau" qui aurait sciemment ou par inadvertance - ce qu'il faut espérer pour le repos de son âme - tiré le coup de feu !

J'avais, en son temps, écrit à Yves Courrière (Les Feux du désespoir) pour lui donner ces informations qui contredisent ses explications du coup de feu tiré par un "opposant" à l'autodétermination (si j'ai bonne mémoire de son livre). Il avait répondu sans conviction à ma lettre et je n'ai malheureusement plus aucune trace de cet échange de correspondance. Dommage !

(C'est un message transmis à Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.   Il prépare un document sur le massacre de la rue d'Isly pour FR3)
Robert PUIG - 81 Route Saint Pierre de Féric - 06 000 Nice - juin 2006

[1] Il ne s'agit pas de la willaya IV du FLN mais d'un signe de reconnaissance entre tirailleurs musulmans illettrés.
[2] Le cercueil fut transporté par camion militaire pendant la nuit au dépositoire du cimetière du boulevard Bru.
S. Gautier

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