5.12 - FERRANDIS Renée 23 ans

VI - Les témoignages - Grande Poste Les familles, les amis, les journaux


2 - Témoignage d'Annie France Ferrandis épouse Garnier - sa sœur

Annie France avait 17 ans au moment des faits.

"Je m'étais rendue, accompagnée de mes sœurs, à la manifestation du 26 mars. Peu après avoir quitté notre appartement dans le quartier du Champ de manœuvres, nous avions rencontré un premier barrage. Des camons militaires stationnaient en travers de la route mais un espace suffisant pour passer était laissé libre, et les militaires n'avaient rien fait pour nous inciter à revenir sur nos pas. Nous avons rencontré d'autres barrages ensuite, sans y prêter aucune attention, car tous nous laissaient un espace suffisant. En passant par la rue Charras nous rejoignîmes le plateau des Glières sans encombre.

Les évènements de l'époque étaient tristes mais il faisait si beau, et il y avait tant de joie de vivre en nous ... nous avions l'impression de participer à une kermesse. Sans se connaître les gens se parlaient familièrement et s'adressaient aussi aux soldats.

Nous arrivons devant l'entrée de la rue d'Isly quand des militaires nous barrèrent le chemin. Je voyais s'éloigner les gens qui nous précédaient auparavant. Nous étions donc au premier rang, à ma droite un pas devant moi, ma sœur aînée Renée, à ma gauche, une dame, puis ma sœur Monique. Cette dame pleurait :"Laissez-moi passer, mon mari et mon fils sont enfermés à Bâb el Oued". Elle faisait peine à voir, je posai mon bras sur ses épaules , disant, "ne pleurez pas, ils vont nous laisser passer. Je regardais le militaire qui me faisait face. C'était un très jeune homme, plutôt blond avec une petite moustache claire. Il me semble que je le revois encore. Ce garçon était beau, il me paraissait charmant et, dans ma naïveté de jeune fille, j'espérais qu'il allait nous comprendre et nous permettre de continuer notre route. Pendant que je parlais , je me rends compte qu'un grand silence s'était fait, plus aucune conversation , un silence étrange. J'eus l'impression que ma voix, pourtant faible résonnait très fort et que tout le monde allait m'entendre.

A ce moment, je vis juste à côté de ce soldat, un militaire, musulman à mon avis, faire un pas en arrière, armer son fusil et se mettre à tirer dans notre direction. Je ne saurai dire si son arme était un F.M. ou un P.M. car je ne m'y connaissais pas. Des flammes bleues sortaient du canon. Et ce canon n'était pas dirigé vers le ciel. J'étais absolument certaine qu'aucun tir n'était parti des fenêtres, cela je peux le jurer. Une panique générale s'ensuivit. Je dégageais mon bras comme je le pus et je courus, courbée pour ne pas être atteinte par les balles, vers le trottoir du côté du Crédit foncier. Ma sœur Renée courait devant moi, je l'appelai, elle tendit la main en arrière vers moi, je la rattrapai par son manteau et nous nous jetâmes ensemble au sol sur le trottoir devant le Crédit foncier. Je ne voyais plus Monique ni la dame que j'avais tenu par le bras, je ne sais pas si celle-ci a échappé à la tuerie. Le temps me parut interminable. J'étais affolée .... il y eut un arrêt j'entendis : "Halte au feu" puis cela recommença. C'est alors que je ressentis une brûlure et je compris que j'étais blessée. Une balle entrée dans la fesse, s'était logée dans le ventre. Les balles sifflaient au-dessus de ma tête, je ne bougeais plus, me cachais le visage dans le manteau de ma sœur pour ne pas voir la mort.

Le feu cessa enfin. Tout d'abord personne ne bougea, il y eut le silence. Un homme remua près de moi, de plus en plus. Je luis dis :"Ne bougez pas, ils vont nous achever".
"Je suis blessé, j'ai mal!"
" Moi aussi, j'ai mal, répondis-je". Un Monsieur, blessé, s'agrippant au mur de la banque, essayait de se remettre sur ses jambes, les militaires ne tirèrent pas. Cela me donna le courage de me relever. Voulant porter secours à ma sœur, je la soulevai. A cause de ma propre blessure et, parce qu'elle n'avait hélas plus aucune réaction, elle me paraissait terriblement lourde. Je parvins à la mettre sur les genoux. Sa tête retomba en arrière. Les yeux de Renée étaient de couleur noisette. A ce moment-là, sans doute le ciel, s'y reflétait-il, je les vis grands ouverts et très bleus. Ce dernier regard m'impressionna plus que tout.

J'appelai  l'homme qui était près du mur pour qu'il m'aide à soutenir Renée et qu'il m'aide à l'emporter.
"Qu'est-ce qu'elle a demanda-t-il ?"
"Elle est morte". "
Alors il faut la laisser et vous sauver".
Je ne pouvais me résoudre à abandonner ma sœur, morte dans la rue. Je regardais autour de moi, éperdue; sur le trottoir, sur la route, partout des morts! Les militaires s'étaient repliés sur l'autre trottoir. Je hurlais vers eux : "Pourquoi, vous l'avez tuée ? Elle ne vous avez rien fait! Elle voulait rester française!".
Je leur dis encore :"Vous êtes tous des assassins!".
On aurait cru qu'ils ne me voyaient même pas, qu'ils ne m'entendaient pas, pourtant ils regardaient dans ma direction. Je cherchai Monique des yeux sans pouvoir me résoudre à abandonner ma sœur Renée et je la trouvais couchée un peu plus loin sur la place de la Poste. Je lui criai : "ils ont tué Renée!. Je ne sais pas si elle comprit, elle voulait que je vienne la relever, gravement blessée aux jambes, elle ne pouvait plus bouger. Je m'étais approchée d'elle, péniblement car ma blessure me brûlait le ventre. Au même moment, plusieurs hommes arrivèrent, la prirent dans leurs bras et l'emmenèrent. Au fond de l'impasse de la Poste il y avait un dépôt fermé par un rideau de fer. Le rideau se souleva, ils hissèrent Monique à l'intérieur. Je suivis. Au loin, on entendait des explosions. On nous avait installées sur des sacs postaux, le temps passait. Il y avait plusieurs blessés à cet endroit  et aucun infirmier, aucun médecin. Monique perdait tout son sang et j'avais peur de la voir mourir elle aussi. Je demandais à un homme de la soigner, il ne savait comment s'y prendre. Je luis dis de faire un garrot avec sa cravate. Deux hommes soutenant un pompier blessé entrèrent. Le pompier nous expliqua que les militaires avaient tiré sur eux. Enfin un camion bâché se gara devant l'ouverture du dépôt et on nous transporta à l'intérieur. Nous fumes emmenées à l'hôpital.

Là c'était affreux. Il y avait des blessés partout. On m'avait mise sur un lit de camp à côté de Monique. Mes parents arrivèrent. Bien sûr, ils cherchaient Renée. Comment avouer ? Je prétendis que nous nous étions perdues dans la foule. Ils partirent la chercher dans d'autres salles. Je dis à un voisin qui les accompagnait : "je vous en supplie, ne laissez pas seuls". Il comprit tout de suite et les suivit.

Mon père trouva le corps de ma sœur à la morgue, dans la soirée. Il n'eut pas la force d'annoncer à ma mère tout de suite la terrible réalité et attendit le lendemain. Maman était restée toute la nuit à genoux devant une statue de la Vierge.

Il ne se passe guère de jour sans que j'y pense. Cette journée marquée au fer rouge dans ma poitrine ne pourra jamais s'effacer. Quelquefois, souvent même, je repense également à ces militaires qui me faisaient face quand je leur hurlais ma douleur, mon incompréhension..........

...... Rien ne fera revenir mos morts, mais si par nos témoignages le voile du silence était levé, alors là peut-être aurais-je l'impression d'avoir mis un léger baume sur cette blessure qui saigne encore.

02

Informations supplémentaires