2.2 - Compte-rendu d'enquête du Commissaire de police POTTIER

VIII - Archives interdites : une spécialité française - Archives disparues, détruites, interdites : Alger 26 mars 1962

Le Commissaire de police Pierre POTTIER
Chef de la 1ère section de la Brigade Mobile de Police judiciaire
ALGER

A

Monsieur le Commissaire principal
Chef du Service régional de Police judiciaire d’ALGER

Objet : Homicides volontaires et tentatives d’homicides.
Les évènements du 26 mars 1962 à Alger, au carrefour de l’Agha et rue d’Isly, près de la Grand Poste

Affaire : c/X …

Référence : Commissions rogatoires des 27 mars, 2 avril et 6 avril 1962 de M. René CHARBONNIER, Juge d’instruction à Alger – Instruction n° 107 – Parquet n° 7643

J’ai l’honneur de vous rendre compte du résultat de l’enquête effectuée, en exécution des Commissions rogatoires citées en référence,
et conformément à vos instructions,
avec l’assistance de MM. MICHEL Robert, Officier de police principal, VALENCIA Georges, Officier de police, NOUPIER Victor, VALENTI Victor et ODDOS René, Officiers de police adjoints du service.
Les évènements du 26 mars à Alger, se sont déroulés principalement à deux endroits : au carrefour de l’AGHA et rue d’Isly, près de la Grande Poste.
Ils sont nettement distincts quant aux formations en présence et quant aux conséquences :
A l’Agha : incidents entre les manifestants et les CRS en maintien de l’ordre. Bilan : 1 gardien CRS tués, un autre blessé, quelques blessés parmi la foule.
Rue d’Isly : incidents entre manifestants et éléments militaires composés essentiellement de musulmans. Bilan : 52 tués et 130 blessés environ parmi les manifestants.
Cette manifestation, organisée par tracts OAS avait été interdite par la Préfecture de police. L’organisation subversive invitait les algérois à se rendre « pacifiquement » vers le quartier de Bab el Oued, où la population était soumise depuis plusieurs jours au contrôle des forces de l’ordre.

–   CARREFOUR DE L’AGHA –

 

Le 26 mars 1962, à 13 heures 30, le Commandant de groupement de CRS, Georges CHURET, du groupement de Marseille, actuellement détaché à Alger, reçoit l’ordre de se rendre au carrefour de l’Agha, dans le cadre du dispositif mis en place en vue de la manifestation devant avoir lieu quelques instants plus tard.

A 13 heures 40, cet officier dispose les trois compagnies sous ses ordres près de l’immeuble Maurétania. Les CRS 12 et 147 prennent place Rampe Chassériau, la CRS n°182, avenue de la Gare.
M.CHURET se met immédiatement en rapport avec le Commissaire principal HOSTALIER, dont la mission à cet endroit, sous les ordres de M. le Contrôleur général, Chef de la Circonscription du Grand-Alger, consiste, en cas de barrage établi par les formations CRS, à obtenir la dispersion des attroupements ou cortèges éventuels et à procéder aux sommations en cas de nécessité.

Il est 14 heures 15 lorsque des groupes de piétons de plus en plus nombreux, venant de la rue Richelieu et de la rue Sadi Carnot principalement passent boulevard Baudin en direction du boulevard Laferrière. Le Commandant de groupement sollicite de son P.C. des instructions pour la mise en place d’un barrage. Ce dispositif est en position quelques instants plus tard. Il est constitué par la CRS n°147 et se trouve en travers du boulevard Baudin, à hauteur de la rampe Chassériau, renforcé par deux camions appartenant à l’une des unités.

A 14 heures 45
, un important cortège se forme au bas de la rue Richelieu, drapeaux tricolores en tête. Il comporte environ 1.200 à 1.500 personnes. Le Commissaire principal HOSTALIER, ceint de son écharpe, se dirige alors vers ce mouvement et intervient auprès des personnes semblant responsables. Il invite ces manifestants à se disperser. Les meneurs parlementent quelque peu, insistant sur le fait qu’il s’agit d’une manifestation pacifique, en solidarité avec la population bloquée par les forces de l’ordre à Bab el Oued. La foule ne semble pas excitée. Le cortège, convaincu par le commissaire de police et voyant qu’il ne peut franchir le boulevard Baudin, où le barrage CRS est en place, se retire lentement rue Charras. Il aura sans aucun doute quelques minutes plus tard, la possibilité de rejoindre le square Laferrière, le barrage militaire de la rue Charles Péguy étant perméable.

Le Commissaire principal HOSTALIER intervient quelques minutes plus tard auprès de manifestants passés boulevard Baudin avant la mise en place du dispositif et qui revenaient sur leurs pas, au nombre de 200 environ. Cette seconde intervention se passe comme la première, sans le moindre incident. Les manifestants rejoignent le Plateau des Glières. Plusieurs minutes s’écoulent dans un calme absolu. Le Commandant de groupement CHURET et le Commissaire principal HOSTALIER ont tous deux l’impression très nette qu’il ne peut rien se passer maintenant. En effet seuls, quelques manifestants se trouvent encore à ce moment-là rue Richelieu, vers le bas, près de la rue Charras.

A 14 heures 50, en même temps qu’un mouvement est enregistré parmi les manifestants, rue Richelieu, plusieurs coups de pistolet isolés, tirés des balcons ou terrasses des immeubles voisins du carrefour, claquent en direction du service d’ordre. Ces coups de feu auraient été suivis, immédiatement, d’une rafale d’arme automatique, rafale entendue par le Commandant du groupement et ses Officiers BAUX, HENRIOT et GINOLLIN, à l’exclusion du Commissaire principal HOSTALIER. Le Commandant GINOLLIN précise qu’il a vu un individu tirer cette rafale, rue Richelieu. Sa déclaration est confirmée par le Brigadier LETURC de la CRS 147, qui ajoute qu’elle a été tirée par un occupant d’une 403 noire stationnant rue Richelieu. Les CRS se dispersent aux premiers coups de feu, cherchant refuge le long des immeubles et derrière leurs véhicules. Ils ripostent en direction des façades environnantes et de la rue Richelieu. Au cours de la Fusillade deux gardiens CRS sont atteints. Le gardien PAYBAYLE Louis, de la CRS 182, en position avenue de la Gare, est tué. Une balle d’un calibre 9 mm, semble-t-il, aux dires des Officiers, a perforé son casque sur le côté gauche, sensiblement à l’horizontale, une autre l’a atteint au genou. Le CRS se trouvait au début de la rampe descendant à la gare, du côté du carrefour de l’Agha, face à la CRS 147 en barrage boulevard Baudin, lorsqu’il a été mortellement blessé. Le gardien SYMZACK, de la CRS 147 est blessé d’une balle de 9 mm à la hanche. Il se trouvait au barrage du boulevard Baudin à l’angle de la rampe Chassériau lorsqu’il a été atteint. La trajectoire oblique du projectile, de haut vers le bas, permet d’affirmer que le tireur se trouvait sur un balcon ou une terrasse d’un immeuble du boulevard Baudin, situé face au Maurétania et proche du barrage en question.

L’Officier de paix principal BAUDIN René, qui se trouve avec son unité, avenue de la Gare, voit plusieurs jeunes gens près du kiosque à journaux, à l’angle de la rue Charras et du boulevard Baudin, tirer au pistolet sur le service d’ordre et remarque la 403 noire citée précédemment, d’où deux hommes et une femme tirent également au pistolet. Il entend entre les rafales du service d’ordre, crier « Arrêtez, nous avons des blessés. Cet officier réputé de sang froid, se dirige, alors, seul, sans arme, en direction du kiosque en question. Les manifestants ne tirent pas sur lui et l’ordre de cesser le feu est donné au même instant par le Commandant de groupement CHURET. M Baudin remarque plusieurs personnes blessées, sur le trottoir, au début de la rue Charras. L’intervention téméraire de ce gradé a pour conséquence d’apaiser les esprits et de faire cesser les derniers tirs de part et d’autre. Il n’a pas été possible, par nos services, d’établir avec précision les points d’où l’on a tiré et d’identifier les auteurs de cette agression contre les CRS. Il s’agit sans nul doute de provocateurs mêlés à la foule des manifestants ou ayant bénéficié de complicité pour occuper quelques instants un balcon ou une terrasse. Deux personnes blessées rue Charras ont été entendues au cours de l’enquête.
Un fait est établi, il est essentiel :  le 26 mars 1962, à 14 heures 50, alors que rien ne pouvait le laisser prévoir, qu’il n’y avait plus qu’un petit groupe de manifestants à l’angle de la rue Richelieu et de la rue Charras : On a tiré à plusieurs reprises sur le service d’ordre, occasionnant dans ses rangs un mort et un blessé et justifiant sa riposte immédiate.

 

02


RUE D’ISLY – près de la GRANDE POSTE

Dans le même temps que les incidents du carrefour de l’Agha et dans des circonstances totalement différentes, les manifestants engagés rue d’Isly étaient pris sous le feu croisé du barrage établi au début de celte artère, près de la Grande Poste et d’éléments militaires venus de la rampe Bugeaud par les rues transversales Chanzy et Gueydon. Ce mitraillage devait faire 52 morts et 130 blessés environ dénombrés à ce jour.
Il a pu être possible de reconstituer de façon relativement précise les circonstances dans lesquelles cette fusillade s’est produite par les auditions d’un certain nombre de blessés et de témoins. Parmi ces témoins se trouvent plusieurs journalistes et reporters métropolitains, appartenant à des organismes de tendances diverses et dont la bonne foi ne saurait être mise en doute. Il a été procédé, de plus, à la saisie de documents photographiques et de bandes magnétiques enregistrées par les techniciens d’Europe n°1 et radio Luxembourg. Il convient de préciser, immédiatement, que l’autorité militaire s’est refusée à toute audition des membres du service d’ordre ainsi qu’à la communication du dispositif d’implantation des unités engagées.
Ce refus a fait l’objet de mon rapport en date du 2 avril 1962, en faisant retour, sans exécution, de la commission rogatoire en date du 27 mars 1962, délivrée à cet effet par le magistrat instructeur.
Les auditions des militaires engagés dans ce service d’ordre et particulièrement de ceux qui formaient  barrage à l’entrée de la rue d’Isly, auraient pendant été indispensables à une enquête complète.

Il a été possible de savoir :
* que les militaires (musulmans pour la plupart)constituant le barrage de la rue d’Isly et dont le rôle a été déterminant, faisaient partie du 4ème RTA, 6ème compagnie
* que ces militaires étaient commandés par un  lieutenant européen, non identifié, assistés des aspirants  BROSSOLETTE, originaire de Montpellier et prochainement libérable  et OUCHENE (phonétiquement ) seul  officier musulman de l’unité en cause .
* qu’aussitôt après les évènements du 26 mars 19662 , l’unité ci-dessus désignée, a été consignée au CENTRE DE FORMATION DES GRADES AFFRICAINS  à COURBET - MARINE
* qu’à la mi-avril 1962 les militaires suivants de la 6ème Cie du 4ème RTA, probablement mêlés à la fusillade de la rue d’Isly, ont déserté en emportant leurs armes :

MELLAH Mohamed né le 16 mars 1942 à Orléansville, Sergent, Chef de groupe ,
HAMMADI Mohamed, présumé né en 1940 à Ténès,
1ère classe
BELAIDI Arezki, présumé né en 1939 à Aïd Medja (Grande Kabylie) 1ère classe
BENAZOUZ Ahmed, né le 21 novembre 1940 à Ben Srour (Médéa) 2ème classe
DACI Amar, présumé né en 1940 à Messad ( département de Médéa) 2ème classe
Ce dernier serait le militaire ayant tiré la première rafale de pistolet mitrailleur  (en réalité une mitrailleuse à bandes souples :
AA 52).

 

01

 


Dès 14 heures, des groupes de plus en plus nombreux composés de 100 à 200 personnes et où l’on remarqua des drapeaux tricolores, arrivent Plateau des Glières où le rassemblement devait avoir lieu avant « la marche pacifique » vers BAB-EL-OUED. D’où viennent ces manifestants et comment ont-ils pu parvenir à se rejoindre à cet endroit ? Ils viennent du Champ de Manœuvres, par la rue Sadi Carnot et le boulevard Baudin. Ce boulevard ne sera obstrué par le barrage CRS qu’aux environs de 14 heures 45, au dispositif de l’Agha. Ils viennent  également de la rue Michelet et de toutes ses rues transversales, en passant par la rue Charles Péguy.
Rue Charles Péguy se trouvait un barrage militaire constitué  de quelques soldats  et de véhicules placés en travers de la chaussée. Ces soldats de l’Infanterie de marine, européens en totalité, étaient commandés par un sous-lieutenant. Ce dispositif est demeuré étanche un court instant, à 14 heures comme l’a déclaré Alexandre BAUER, opérateur de prises de vues à la « Colombia Broadcasting System ». Cet opérateur se promenait et filmait rue Charles Péguy les premiers groupes arrêté à ce barrage qu’il n’avait pu lui-même franchir malgré sa qualité de journaliste déclinée à l’Officier. Il a suffit de quelques minutes de dialogues entre les manifestants et les soldats pour que ce dispositif devienne perméable, sous la pression amicale du cortège qui déjà se constituait par delà les camions. Les porteurs de drapeaux se placent en tête avec la plupart des jeunes gens , puis viennent les hommes, les femmes et quelques enfants d’une quinzaine d’années, venus des directions indiquées précédemment.  D’autres manifestants se joignent à eux et l’on peut estimer, comme l’ont vu MAZOYER Georges, journaliste à Paris Match et Yves COURRIERE de Radio Luxembourg, qui se trouvaient depuis 14 heures sur le balcon d’angle le plus élevé  de l’hôtel Albert 1er avenue Pasteur, que la foule comprenait 2.000 à 2.500 personnes, vers 14 heures 45, soit quelques minutes avant que ne se produisent les incidents graves qui vont suivre.
Aucun témoin ne remarque, dans cette foule, un signe de nervosité. Elle n’est pas tendue. On veut, avant tout, respecter « les consignes », faire un défilé vers Bab el Oued, en toute solidarité avec la population de ce quartier contrôlé depuis plusieurs jours par les forces de l’ordre. Des femmes et des enfants se trouvent dans le cortège ; il ne saurait être question de violences ni, semble-t-il de combat organisé. Quelques chants sont entonnés de temps à autre, notamment « LA MARSEILLAISE » et le « CHANT DES AFRICAINS ».

La voie d’accès en direction de Bab el Oued le plus facile apparemment s’offrant à cette foule est la rue d’Isly. Pourquoi ?
* Boulevard Carnot, au bas du square Laferrière, un barrage militaire est en place. Il est solide, étoffé, des camions sont en travers de la chaussée.
* Rue Alfred Lelluch se trouve également un barrage avec véhicules militaires et la valeur d’environ deux sections de tirailleurs algériens.
* Enfin Rampe Bugeaud, près de l’immeuble des chèques postaux  une section environ, des mêmes éléments militaires, barre le passage. Des fils barbelés sont disposés sur les trottoirs. Comment la rue d’Isly est-elle obstruée à ce moment ? Par une patrouille composée de dix militaires au plus, la plupart musulmans, à l’exception du Lieutenant qui commande et du radio. Il s’agit de tirailleurs algériens, certainement de la même unité que les autres.
* L’avenue Pasteur. Elle est libre, elle permet donc de passer du square Lafferrière à la rue d’Isly et d’aboutir derrière la patrouille interdisant cette artère, sans la moindre entrave.

Cet état de fait est établi et concrétisé par la photographie prise par M. DELBOT André, du Figaro, au bas de l’avenue Pasteur par laquelle une partie de la foule s’écoule, drapeaux en tête, sur toute la largeur  disponible, y compris sur les trottoirs. Le cortège se trouve massé au niveau des stations d’autobus, devant la Grande Poste et avant de découvrir la possibilité d’accès de l’avenue Pasteur, qui se trouve à une cinquantaine de mètres de là, plus haut dans le square, il se dirige vers le barrage de la rue d’Isly et s’arrête , face à celui-ci.

Le barrage en question n’est pas fixe, les soldats se tiennent tantôt en travers de la chaussée, entre l’Agence du Crédit Foncier et le café « Le Derby », tantôt se groupent sur le trottoir entre ce même débit et l’Agence Havas. Un groupe de manifestants, avec drapeaux, est déjà passé sans obstacle semble-t-il et s’est engagé rue d’Isly.

Au moment de l’approche du cortège plus important, les militaires se trouvent en travers de la chaussée, à 1 mètre 50 environ les uns des autres et font face, les armes à la main. Certains sont armés de fusils, un ou deux portent des pistolets mitrailleurs, et l’un, plus grand que les autres, au teint basané, particulièrement remarqué par les journalistes est muni d’une mitrailleuse portative. Il porte à son cou les bandes de cartouches. Plusieurs témoins ont vu les soldats manœuvrer les culasses des armes. L’officier tente de les contrôler individuellement, de les calmer, en faisant notamment relever les canons de plusieurs fusils. Au premier rang des manifestants, parme lequel se trouvent plusieurs femmes, un danger est pressenti et l’on se donne la main afin d’éviter un débordement massif, débordement qui ne manquerait pas d’être fatal. L’atmosphère est lourde, il n’y a cependant aucun cri, aucune insulte. Le climat se détend en partie, pourtant, car la conversation s’engage entre ceux qui paraissent diriger ce cortège et l’Officier. Ils essaient de persuader les soldats de leurs intentions pacifiques et demandent le passage. Quelques personnes qui se trouvent sur le trottoir et semblent du quartier, se mêlent à la discussion qui s’engage. C’est à cet instant que le Lieutenant déclare à plusieurs reprises : "Je vous en supplie, n’avancez pas, j’ai reçu ordre de faire tirer ". Des infiltrations se produisent cependant entre les soldats, le long des trottoirs, pendant ce dialogue. Les manifestants qui passent s’écoulent dans la rue d’Isly, le barrage est rompu et bientôt les soldats se trouveront sur les trottoirs, de chaque côté de la rue d’Isly, principalement du côté de l’Agence Havas. L’Officier discute, entouré de plusieurs personnes. Dans le même temps, une partie des manifestants, avec drapeaux descend l’avenue Pasteur totalement libre. Ils avaient fait diversion au premier contact du cortège et avaient découvert cette voie non barrée. Ce groupe est photographié de l’angle de la rue d’Isly, près de l’agence Havas par M. DELBOY André, reporter du Figaro. Un groupe d’une dizaine de tirailleurs algériens, tous musulmans qui venaient d’emprunter cette même avenue peu avant, une minute peut-être, aperçu par M. BAUER qui filmait d’un balcon à l’angle de l’avenue Pasteur et de la rue d’Isly, se place sur le trottoir, devant l’Agence Havas puis rejoint les éléments du premier barrage. Il s’agit certainement d’une patrouille venue de la partie haute du Plateau des Glières. Un second barrage se constitue alors rapidement et aussitôt le feu est déclenché par le dispositif, sans qu’un commandement n’eut retenti et sans aucune sommation préalable. M. DELBOY André venait de prendre son cliché. Il s’est trouvé dans le champ de tir mais a pu rejoindre l’hôtel Albert 1er sans être atteint.
Le tir est soudain, les coups de feu continus, provenant d’armes automatiques. Il semble que la première rafale est celle d’un pistolet mitrailleur, superposée par les coups des fusils et dominée immédiatement par les rafales violentes de la mitrailleuse portative.

Dans quelle direction les militaires du barrage tirent-ils ? Dans toutes celles s’offrant à eux, eu égard à la position qu’ils occupent :

*Ceux se trouvant sur le trottoir, côté Agence Havas ou au centre de la chaussée, tirent en direction de la Grande Poste, devant le Crédit foncier, près du bâtiment des chèques postaux et enfin vers le Plateau des Glières. Ils atteignent à ces endroits des personnes qui ne faisaient pas partie du cortège, des gens venus en badauds ou qui devisaient sur le trottoir de l’immeuble des P.T.T.

*Ceux se trouvant su le trottoir, côté Crédit Foncier tirent devant eux, dans la rue d’Isly, sur les manifestants qui viennent de passer. Au même instant des patrouilles de tirailleurs, stationnant Rampe Bugeaud montent en direction de la rue d’Isly, en tirant par les rues Chanzy et Gueydon. Une sorte de barrage se constitue rue d’Isly à hauteur du magasin « Marie Claire ». Les manifestants sont scindés en deux parties, l’une de ces parties est entre les deux barrages qui continuent à tirer. Le feu, très nourri, dure plus de cinq minutes.

Le second barrage venant de la Rampe Bugeaud est contraint de se disloquer pour échapper au feu du premier. Il tire néanmoins dans les deux sens, vers la Poste et vers la place Bugeaud. Au sein de la foule la panique est générale. Les manifestants cherchent refuge dans les couloirs d’immeubles dans les renfoncements des magasins derrière les piliers de la Grande Poste, derrière les arbres du Plateau des Glières. La plupart se jettent à terre où ils se trouvent. Beaucoup de personnes seront blessés ou tuées alors qu’elles sont couchées, par les tirs au raz du sol, notamment à l’angle de la rue d’Isly et de la rue Chanzy et devant la Poste. Les militaires atteignent à bout portant, les personnes les plus rapprochées, notamment  devant la façade du Crédit Foncier où des manifestants seront tués à terre. De nombreuses personnes sont atteintes dans les entrées des immeubles et dans les renfoncements des magasins " Jacques et Robert ", " Claverie " et " Natalys " rue d’Isly. A l’entrée du magasin " Claverie ", des personnes à terre contre la porte, ont été mitraillées sur place, par trois soldats musulmans qui s’étaient avancé là afin de se protéger du tir du second barrage. Un témoin y a été grièvement atteint alors qu’il tentait de pénétrer plus avant dans le magasin, dont la porte et l’une des vitrines avaient été brisées. De nombreuses victimes seront atteintes de dos, telle une employée des P.T.T., du service des Chèques Postaux, revenant de son travail et qui tentait de se rendre rue Gueydon. La Pharmacie du Soleil, rue d’Isly, présente plusieurs points d’impact sur ses vitrines. Ils proviennent des tirs de la rue Chanzy. Un projectile a brisé un lustre, au fond de l’officine. Dans le couloir contigu, M. BAUER filmait, couché à terre, à travers la vitre de la porte d’entrée. Il a nettement perçu les détonations des coups de feu tirés de cette rue, dans sa direction, et plusieurs manifestants ont été blessés au moment où ils pénétraient dans ce couloir pour y trouver refuge. Les vitrines des magasins subissent des dégâts du fait de la fusillade et des bousculades l’ayant suivie. Dans les magasins de tissus, notamment chez " Jacques et Robert " des morceaux d’étoffe seront prélevés pour donner les premiers soins. Il n’y aura pas de vol, contrairement aux rumeurs répandues. Une femme, blessée, est venue mourir dans le sous-sol du magasin Natalys. Elle n’a pas été poursuivie ni achevée là, contrairement aux mêmes rumeurs. Aucun coup de feu n’a été tiré à l’intérieur du magasin où aucun point d’impact n’est visible, ni aucune douille découverte. Il est environ 15 heures lorsque les rafales s’espacent. Certaines seront tirées en direction des personnes portant les premiers secours.

Le feu cesse enfin et les premières ambulances arrivent, secondées très efficacement, par l’aide spontanée des militaires du barrage de la rue Charles Péguy qui se mettent à la disposition des victimes avec leurs camions. M. BRAUER sort de son couloir pour terminer son film. Il est aperçu par un soldat musulman qui le menace de son arme. Un sous-lieutenant intervient et le reporter doit ouvrir son appareil et dérouler sa bobine à la lumière. Le soldat est toujours aussi agressif et une dame d’une cinquantaine d’années, Madame COZETTE (épouse du colonel COZETTE) doit s’interposer pour calmer définitivement le tirailleur et permettre au journaliste de gagner les bureaux de presse, 4 avenue Pasteur.

Une victime est découverte éloignée du lieu de la fusillade. Il s’agit de M. MAURY, domicilié 12 boulevard Baudin, qui a été tué par une balle tirée en direction du Plateau des Glières, alors qu’il se trouvait près du café « Le Coq Hardi », rue Charles Péguy.

Pendant la fusillade des incidents se produisaient près de là, derrière l’immeuble des PTT, rue Alfred Lelluch. Deux journalistes ont failli en être les victimes. Il s’agit de MM. D’ESTAINVILLE Charles, journaliste à Paris Match et Daniel CAMUS photographe au même journal. Ces reporters qui venaient de l’hôtel ALETTI, avaient l’intention de se rendre au début de la rue d’Isly. Ils ont abandonné leur véhicule rue Cavaignac et empruntaient à pieds la rue Alfred Lelluch au moment de la fusillade. Ils ont vu alors les tirailleurs placés derrière les camions du barrage de cette rue Lelluch, près du Plateau des Glières, se disperser sans ordre dans la rue Lelluch et dans les rues transversales. En tirant des rafales d’armes automatiques en direction des balcons manifestement vides. Menacés, les deux reporters ont dû se placer contre une entrée d’immeuble et ne plus faire un geste jusqu’à la fin de la fusillade de la rue d’Isly. Les officiers couraient après les soldats, arrachaient les chargeurs des armes et tentaient de rétablir l’ordre.

Aucun témoin, aucun journaliste n’a perçu la moindre détonation avant le déclenchement du feu par le barrage en question. Les auditions des concierges d’immeubles démontrent qu’aucun militaire, qu’aucun civil n’occupait une terrasse avant ou pendant la fusillade. Après cette dernière, plusieurs soldats se sont rendus sur la terrasse de l’immeuble de l’Agence H. Ils ont observé la rue un instant, puis, sans explications sont descendus. Les témoins, dont certains, se trouvaient dans les couloirs de la rue d’Isly, au niveau même du barrage, signalent l’impuissance des gradés, à faire couper le feu, malgré les appels réitérés. Une bande magnétique saisie semble confirmer ces déclarations. Elle a été enregistrée par les techniciens d’Europe n°1.


De l’ensemble de l’enquête, plusieurs points, essentiels, se dégagent :

a) La perméabilité des barrages ayant permis tout d’abord  ce rassemblement au Plateau des Glières. La disproportion flagrante entre la constitution des barrages du boulevard Carnot et de la rue Lelluch (très étoffée) et celle du dispositif de la rue d’Isly. Dans cette artère, particulièrement empruntée par les Algérois, on ne peut pas parler de barrage mis en place, mais de la présence d’une patrouille de dix hommes. Enfin l’absence de barrage avenue Pasteur.

b) Le tir a été déclenché alors que le barrage était rompu et que la foule s’écoulait depuis plusieurs minutes dans la rue d’Isly. Il a atteint, non seulement, les personnes engagées dans cette artère, mais celles qui se trouvaient devant la Poste ou sur le Plateau des Glières.

c) Le tir semble avoir été l’initiative de quelques soldats. Il s’est généralisé au sein du barrage, sans commandement préalable de la part de l’Officier. Les cadres ont été réduits à l’impuissance malgré les appels réitérés de cesser le feu.

d) Il ne semble pas y avoir eu provocation de la foule à un moment quelconque, justifiant le déclenchement de ce tir.

e)
Les incidents, sans gravité, de la rue Alfred Lelluch, prouvent qu’il n’a fallu que le bruit d’une fusillade pour entraîner les soldats algériens du barrage de cette artère à l’indiscipline et à des gestes meurtriers gratuits.

Cette fusillade aurait pu être évitée si :

D’une part, l’on avait placé suffisamment tôt, des barrages étanches rue Charles Péguy et boulevard Baudin, enfin, dans les principales artères donnant accès au Plateau des Glières, lieu pourtant connu de tous les mouvements de masse algérois.

Et si, d’autre part, rue d’Isly et avenue Pasteur des dispositifs plus sérieux avaient été prévus, composés d’hommes plus habitués au maintien de l’ordre et à l’usage de la grenade lacrymogène qu’à celle du fusil. Il est bien certain que dix hommes ne peuvent contenir plus de 2.000 manifestants pouvant emprunter une artère libre donnant accès derrière leur dispositif.

Les procès-verbaux et scellés établis, relativement à ces évènements du 26 mars 1962, ont été transmis périodiquement au Magistrat Instructeur, conformément à ses instructions.

Le Commissaire de Police
P. POTTIER

Rapport jamais rendu public

Document communiqué par Jean-Louis SIBEN
Nice - 2008

Nos commentaires :

Il est remarquable que cette enquête et que ce compte-rendu ayant pour objet "homicides volontaires et tentatives d’homicides" en référence aux commissions rogatoires citées plus haut , n’aient jamais été rendus publics.

Il est tout aussi remarquable que l’autorité militaire se soit refusée à toute audition des membres du service d’ordre ainsi qu’à la communication du dispositif d’implantation des unités engagées.

Il est non moins remarquable que ce refus a fait l’objet d’un rapport en date du 2 avril, en faisant retour sans exécution de la commission rogatoire en date du 27 mars délivrée par le magistrat instructeur

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