2.4 - Récit Yves Courrière : ce lundi 26 mars 1962 à Alger

IV - Date emblématique d'un massacre collectif de - Lundi 26 mars 1962 à Alger.

Dès l’aube le général Capodano, responsable militaire du maintien de l’ordre dans le grand Alger, prend des mesures rendues nécessaires par l’interdiction de la manifestation.

Outre les 25 escadrons de la gendarmerie mobiles, les compagnies de CRS et les bataillons d’infanterie qu’il a à sa disposition, il fait appel à des éléments du 4ème R.T. du colonel Goubard. On se souvient du rôle du colonel lors des journées d’avril 1961 auprès du général Arfouilloux dont il était l’adjoint à Médéa.

Après le putsch Goubard a pris le commandement du 4èmre RT, formé en grande majorité de tirailleurs musulmans. De la fin de la trêve unilatérale au 19 février 1962, le 4ème RT a fait la chasse aux « fell » dans la partie ouest de l’Ouarsenis et dans le secteur de Boghar. Du 19 février au 23 mars, il a fait de la présence comme toutes les autres unités de secteur. Etant une unité de réserve générale, ses compagnies sont éparpillées de Rocher Noir à Djelfa.

A l’heure de la lutte anti-OAS, Goubard s’inquiète. Son unité risque d’y être mêlée. Le 16 mars lors d’une visite du général Ailleret à son P.C. de Berrouaghia, il s’ouvre de ses craintes au commandant supérieur. « Pour se battre contre les « fell » nous sommes toujours d’accord, dit-il. S’il y a une guerre civile contre l’OAS nous la ferons. : à contrecœur, mon général, mais nous la ferons. Il ne faut pourtant pas compter sur le 4ème RT composé en majorité de musulmans dont certains sont d’anciens ralliés pour participer au maintien de l’ordre à Alger. Mes hommes sont d’excellents combattants, ils sont fait leur preuves, mais ils sont pour la plupart illettrés, frustres et se sentiraient désemparés dans une ville comme Alger où la population européenne – à travers l’OAS – s’est montrée très hostile aux musulmans. Ailleret a compris. Il a promis à Goubard de donner des ordres nécessaires pour que le 4ème RT ne soit pas mêlé aux opérations de police à Alger. Or ces ordres - confirmés par le commandant supérieur – N’ONT JAMAIS ETE TRANSMIS.

Le 23 mars, le colonel Goubard doit mettre à la disposition d’Alger-Sahel son Etat-major technique n°1, commandé par le chef de bataillon Pierre POUPAT et trois compagnies. La 1ère compagnie est commandée par le capitaine Ducrettet et une compagnie mixte formée pour moitié d’éléments de la 5ème compagnie du 4ème RT et de la compagnie d’appui. C’est le capitaine Gilet qui en est chargé. Au total 370 hommes, cadres compris.

Goubard ne s’inquiète pas. Ses troupes ne doivent pas pénétrer à Alger. Pourtant dès leur arrivée à Alger, ces trois compagnies sont engagées à Bab el Oued. Elles essuient le feu des commandos OAS qui tirent du haut des balcons et des terrasses. Elles sont employées les 24 et 25 mars, à différentes tâches de contrôle aux alentours du Forum. Le 26 mars à trois heures du matin, elles bouclent le quartier européen de Maison Carrée pour permettre à une unité de gardes mobiles de procéder à un certain nombre de perquisitions. A 11 heures, ce fatal 26 mars, elles reçoivent l’ordre de quitter immédiatement Maison-Carrée et de prendre place sur le Plateau des Glières. Elles devront s’opposer au passage des manifestants dans les quatre voies qui, autour de la Grand Poste, conduisent du boulevard Laferrière vers Bab el Oued : le boulevard Carnot, la rue Alfred Lelluch, la rampe Bugeaud et la rue d’Isly.

A 13 heures 30, le chef de bataillon Poupat met ses troupes en place. Il établit son PC au Bastion 15, charge la 2ème compagnie du capitaine Ducrettet de barrer le boulevard Carnot et la rue Alfred Lelluch, et la 6ème compagnie du capitaine Techer, la rue d’Isly et la rampe Bugeaud.. Le capitaine Techer établit son PC auprès du barrage de la rampe Bugeaud et confie la rue d’Isly au sous-lieutenant kabyle Daoud Ouchène qui commandera avec le sergent-chef Boucher, placé en deuxième échelon, les 23 tirailleurs du barrage. Le convoi et une compagnie de réserve sont placé en attente boulevard Carnot.

Les barrages établis, Poupat envoie son adjoint le capitaine Ardouin du Parc au quartier d’Orléans. Il faut savoir quels sont les ordres. En effet le colonel Goubard, grand patron du 4ème R.T. ne sait toujours rien de la mission assignée à ses compagnies. Il se trouve à cette heure sur les hauts plateaux de l’Atlas saharien avec le reste de ses moyens et d’autres unités. Il est parfaitement tranquille. Il croit ses tirailleurs en réserve dans les bases de Douéra et Dely Ibrahim.

Au quartier d’Orléans un commandant d’artillerie donne les consignes au capitaine Ardouin du Parc : « vous devez bloquer le square Laferrière. Si les manifestants insistent ouvrez le feu ». Ardouin demande une confirmation écrite, selon le règlement. On la lui refuse.

Au Bastion 15 le commandant Poupat, informé, réunit ses commandants de compagnie : « Je reçois l’ordre d’arrêter la manifestation par tous les moyens y compris par le feu. Mais je n’exécuterai pas cet ordre dont la confirmation écrite ne m’a pas été donnée. Alors interdiction d’ouvrir le feu sauf, si comme à Bab el Oued, on vous tire dessus depuis les immeubles ». Chaque capitaine rejoint alors ses hommes et transmet les consignes. Le capitaine Techer, commandant la 6ème compagnie, prescrit, dans le cas où la troupe serait trop pressée, de tirer quelques coups de feu en l’air.

Fatale imprudence.

Il est 14 heures 15. La foule commence à se masser sur le plateau des Glières. Les moyens matériels mis à la disposition du 4ème RT par Alger-Sahel se révèlent très vite insuffisants. Il n’y a de chevaux de frise que pour le boulevard Carnot, la rue Lelluch et la rampe Bugeaud. Celui de la rue d’Isly est trop court. Les tirailleurs du Lieutenant Daoud Ouchène sont très vite en contact avec les manifestants. Un barrage militaire mis en place rue Charles Péguy, entre les Facultés et le Plateau des Glières a été emporté à coups d’amicales bourrades dans le dos et de baisers féminins. Sur le boulevard Laferrière, entre le Monument aux Morts et la Grande Poste, la foule grossit. Par milliers les Européens répondent à l’appel de l’OAS, se massent sur le Plateau qui semble leur avoir été abandonné. « AL-GÉ-RIE FRAN-ÇAISE — L’ARMEE AVEC NOUS », les slogans relaient les Marseillaises qui fusent aux quatre coins des Glières. On entonne les Africains. Le cortège se forme. En tête, de très jeunes gens, presque des gosses, en blue-jeans et chemises roses ou bleu ciel, l’uniforme de la jeunesse d’Alger, le printemps venu, brandissent des drapeaux tricolores. Hommes, femmes, enfants les suivent. Car on est venu en famille. Il y a même des vieillards qui marchent à petits pas. Le succès de la manifestation dépasse tout ce qu’on pouvait attendre. Tout Alger est descendu pour « voler au secours de ceux de Bâb el Oued.

Les premiers rangs du cortège hésitent. Le boulevard Carnot, la rue Lelluch, la rampe Bugeaud sont bouclés par des chevaux de frise. Derrière sur deux rangs, les tirailleurs ont l’arme au poing. Une seule voie semble moins hostile : la rue d’Isly. Le lieutenant a disposé ses hommes en travers de la rue. Le seul élément de barbelé, insuffisant, est contourné sans difficultés. Pourtant les manifestants hésitent encore. Les tirailleurs algériens sont tendus. Quelques instants auparavant une vingtaine de jeunes gens et de jeunes filles brandissant un drapeau OAS les ont insultés. La plupart des tirailleurs ne parlent pas français. Au passage ils n’ont reconnu que le mot fellagha. La tension monte. Les armes sont braquées contre la foule. « Vous n’allez pas nous tirer dessus » crie un homme. Le lieutenant fait relever quelques canons de MAT puis s’avance vers la foule, les bras en croix : »Halte », crie-t-il. Il est blond, rose, parait très jeune sous son képi bleu recouvert d’une housse kaki. Il a des jumelles en sautoir, un pistolet au côté. Les manifestants voient en lui un européen et non plus un quelconque de ces musulmans menaçants. On ignorera toujours qu’il est Kabyle et s’appelle Ouchène Daoud.

Un homme d’une quarantaine d’années, en costume marron clair, le regard caché par des lunettes aux verres fumés s’approche : »Mon lieutenant on veut seulement aller secourir ceux de Bab el Oued. On ne fait rien de mal. Vous êtes Français comme nous…. ». « Impossible, j’ai des ordres. » Ouchène, devant les supplications de l’homme et celles d’un porte-drapeau qui l’accompagne, laisse passer individuellement une trentaine de personnes. Soudain le porte-drapeau revient vers le barrage. « Allez venez crie-t-il, on passera un à un par toutes les rues possibles. Allez. TOUS A BAB EL OUED ». Environ 300personnes se précipitent, bousculent les tirailleurs de plus en plus affolés. Non seulement le barrage est brisé mais les hommes sont pris à revers. En effet, aucun barrage n’a été prévu dans l’avenue Pasteur.

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