1.2 - Le passage des gardes mobiles : les rouges. Tous les morts sont à eux

IV - Date emblématique d'un massacre collectif de - Au commencement Bâb El Oued

"Un crime sans assassins" - Introduction de Marie-Jeanne REY - *Les Algérois au 26 mars 1962*

La politique gouvernementale nécessitait l’écrasement définitif de l’inévitable résistance des Français d’Algérie. Sans doute l’opération était-elle prévue depuis plusieurs jours, on n’attendait qu’un prétexte pour la lancer. Voilà qu’il se présentait, on sauta sur l’occasion.
Le couvre-feu immédiat et illimité fut décrété à Bab el Oued. Près de 70.000 personnes furent coupés du reste de la ville, prisonnières dans leur quartier encerclé. …..

L’opération montée par le général Ailleret en personne, se révéla d’une ampleur jamais vue et d’une brutalité sidérante. 20.000 hommes, les blindés de la gendarmerie, le canon tonnait, la ville entière résonnait, tremblait, secouée par ces salves tonitruantes, ininterrompues qui semblaient ne devoir s’arrêter qu’avec la destruction totale du quartier. Les hélicoptères tournoyaient sans arrêt, lançaient leurs grenades, lacrymogènes ou autres, horripilants, répugnants comme des insectes malfaisants qui s’acharnent sur une bête malade.

… Tout l’après-midi je restais au balcon de la rue Berthezène, chez mes parents, fixant Bab el Oued, inquiète à mourir pour mes concitoyens martyrisés, pour les vieillards, les enfants, le cœur atrocement déchiré à la pensée qu’on nous haïssait à ce point. …… Les avions T6 apparurent …. Ils tournaient, piquaient, tiraient vers les terrasses et recommençaient ….Pour tous les habitants du quartier ce fut l’enfer. Volets fermés, si leurs fenêtres n’avaient pas été pulvérisées, ils endurèrent ces journées de canonnade et les suivantes prostrées au fond de leurs appartements ou dans les cages d’escalier. Les canalisations étant crevées, de nombreux immeubles furent privés d’eau. …… Des centaines de drames se produisirent ……Le Préfet de police présente comme une mesure toute naturelle sa décision de faire couper 8.000 lignes téléphoniques !

Les commandos (OAS) étaient partis, le premier soir. Dès qu’il s’avéra que la population était matée, les perquisitions commencèrent. 7.148 appartements furent « visités », c’est-à-dire souvent saccagés, meubles éventrés, réfrigérateurs, postes de radio défoncés, papiers déchirés, vaisselle brisée. Des familles furent délestées de toutes leurs économies. Certains gendarmes choisirent dans les magasins ou chez des particuliers les objets qui leur plaisaient, en emplirent des valises et les emportèrent. Quel rapport établir entre la recherche des membres de l’OAS, de son armement, et ces violences apparemment gratuites ? Pourquoi réduire en miettes l’harmonium d’un pasteur protestant ? Pourquoi écraser si sauvagement les poupées d’une petite fille ? Pourquoi obliger tant de femmes à se dévêtir et les couvrir d’insultes et de moqueries ? Pourquoi lancer des grenades dans une loge de concierge ? Pourquoi signer son passage en laissant ses excréments sur le bureau d’un commerçant ? Pourquoi contraindre un homme à manger un drapeau français de papier ? Pourquoi tant de destructions, tant d’injures, tant de brutalités ? Elles furent nombreuses, généralisées, il est impossible d’admettre que les autorités n’en aient pas eu connaissance. Toutes se contentèrent de les nier, aucune ne les désavoua. Un ordre du préfet ou de l’un des généraux responsables eût pourtant mis un terme immédiat à ces exactions. Les faits et ces silences complices révèlent le but véritable de l’opération : en haut lieu on avait décidé, non pas de vaincre l’OAS mais de briser définitivement la population en lui infligeant une punition collective, exemplaire par sa violence et son injustice.

Le dimanche 25 une collecte de vivres fut organisée ….. Les pompiers de la ville se chargèrent du transport. CRS et gendarmes saisirent les fruits de la collecte et les détruisirent. Le soir un communiqué officiel annonça que les collectes pour Bab el Oued étaient interdites et qu’à partir du lendemain, les femmes du quartier seraient autorisées à se rendre dans les commerces d’alimentation et les pharmacies, entre 6 heures et 8 heures du matin. Rien n’était prévu toutefois pour l’approvisionnement de ces magasins dont beaucoup avaient été saccagés par les chars et pillés par les « forces de l’ordre ».

L’aube du 26 mars fut éclairée par un soleil radieux. … Nous éprouvions aussi le sentiment d’avoir perdu la France. Elle nous rejetait sans pitié, le traitement qu’elle infligeait à Bab el Oued le montrait. La barbarie avec laquelle l’opération était menée ternissait un peu plus l’image haute et pure que nous avions gardée d’elle si longtemps. Aujourd’hui notre patrie nous paraissait hideuse, égoïste et méchante. Et c’était une révélation atroce. …

Vers 10 heures je voulus téléphoner à mon mari, au Corps d’Armée d’Alger. Je composai le numéro et notre ligne fut branchée par accident sur une communication en cours. Une femme sanglotait s’adressant probablement à un officier. « Il y a un garçon … un garçon de 16 ans, il a été tué le premier jour. Ils ont refusé qu’on le rentre dans l’immeuble. Ils l’ont laissé là, dehors, dans la rue ! devant la maison ! Les rats ont commencé à le manger … On les a vus … qui grouillaient … qui couraient dessus ! c’est trop horrible ! Je vous en supplie, il faut faire quelque chose, on n’en peut plus ! la mère du gosse est devenue folle … Elle hurle … sans arrêt, depuis vendredi, comme une bête ! On a beau se boucher les oreilles, on l’entend tout le temps !

Il y a deux gosses qui ont des convulsions, on ne sait pas comment les soigner … et ils sont venus pour la perquisition, ils ont tout cassé dans l’immeuble … on n’a plus rien ... et presque plus d’eau pour les enfants. Maintenant qu’ils ont emmené les hommes c’est encore pire, on va devenir cinglées toutes …En plus il y a un bébé, sa mère n’a plus de lait à cause de la peur, depuis les fusillades. On a demandé du lait condensé, impossible de s’en procurer. On n’a plus rien à lui donner … il s’affaiblit, il va crever ! Crever ! Vous comprenez ! Et mes enfants ils n’arrêtent pas de pleurer … sans arrêt … L’homme interrompit très mondain : -Alors chère Madame que puis-je faire pour vous ?
Quelques minutes plus tard je trouvai dans notre boîte aux lettres le tract de l’OAS. Après les évènements de Bab el Oued, il est clair que les mots d’ordre de ce genre ont un caractère insurrectionnel marqué. Pour nous la manifestation n’était en rien insurrectionnelle.

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