7.6 - 19 mars : Gérard LEHMANN : lettre ouverte au ministre délégué en charge des Anciens Combattants ..."l'on peut se demander de quoi il est question quand vous parlez du 19 mars 1962"

XII - 50 ans après - LES JUSTES

Ass. Prof. em. dr. Gérard Lehmann                                    29.03.2013
Øxenhaverne 4
DK 5600 Faaborg

LETTRE OUVERTE

Monsieur le ministre,

Vous avez prononcé un discours le 19 mars 2013, conformément à la loi votée le 6 décembre 2013. Vous précisez que le 19 mars 1962, un cessez-le-feu fut adopté : jour de soulagement pour certains, de tristesse qui ne signa pas, je vous cite, la fin des drames et des horreurs. Et vous placez la cérémonie dans la perspective d´une mémoire apaisée, une cérémonie qui encourage la transmission à l´égard des jeunes qui seront demain les porteurs de notre mémoire réconciliée.

Voilà, en quelques mots le résumé de votre discours, et c´est sur ces points que je me permettrai quelques commentaires, car vous touchez ici, monsieur le ministre, à l´histoire et à la mémoire de ce tragique conflit.

Mal nommer les choses, comme l´écrivait Albert Camus, c´est ajouter au malheur du monde.

Votre discours est prudent, allusif, d´une pudeur ouatée qui ne laisse pas d´inquiéter, à tel point que l´on peut se demander de quoi il est question quand vous parlez du 19 mars 1962.

Parlons d´histoire : je commencerai par vous rappeler quelques faits. Lorsque vous déclarez que le cessez-le-feu fut adopté, vous avez omis de préciser, à l´intention des jeunes générations que vous évoquez, que cette décision unilatérale fut prise par le gouvernement français de l´époque dans le cadre de ce que l´on appelle improprement les Accords d´Évian, mais qui, dans le langage officiel, n´ont jamais été que des déclarations  gouvernementales françaises, suivies le lendemain 19 mars 1962 d´un arrêt des combats, ordonné unilatéralement par le gouvernement français et  n´engageant nullement l´adversaire. Une capitulation sans défaite, écrit le Prix Nobel Maurice Allais, qui n´était pourtant pas partisan de l´Algérie française, une capitulation dans la jactance, ajoute Raoul Girardet.

Et peut-on encore parler d´adversaire quand, sur les ordres du gouvernement français, les autorités françaises collaborèrent après le 19 mars 1962 avec le FLN pour briser la résistance française à l´abandon de l´Algérie ? En douteriez-vous, monsieur le ministre ? Dans ce cas, vous devriez jeter un coup d´œil sur l´ouvrage de Jean-Jacques Jordi Un silence d´État...

Je vous renvoie, monsieur le ministre, aux articles 53, 55 et 68 et 89  de la Constitution. Pour être bref : l´article 68 fait de la violation de la Constitution ou des manques graves de l´exercice de la démocratie un crime justiciable de la Haute Cour.

Point n´est besoin d´être constitutionnaliste, monsieur le ministre, pour savoir que ces pseudos Accords d´Évian constituent une violation de plusieurs articles de la  Constitution de la Ve. République et que les dirigeants politiques de l´époque et leurs complices à tous les niveaux de l´État commirent un crime d´État ou s´en firent les complices.

Ne dites donc pas cessez-le-feu adopté, monsieur le ministre, appelons un chat un chat : il est ici question d´une capitulation sans conditions offerte aux égorgeurs du FLN, ou à des conditions dont tous les responsables savaient parfaitement, à moins d´être parfaitement idiots, qu´elles n´étaient qu´un chiffon de papier, pour reprendre le mot prononcé à l´époque par Ben Bella. Cette capitulation, monsieur le ministre, sanctionnait une victoire militaire ! Crime d´État, prémédité au lendemain de la prise du pouvoir par de Gaulle, soutenu par de hauts personnages, dont les noms sont connus : Debré, De Broglie, Fouchard, Foccard, Foyer, Frey, Buron, Joxe, Tricot, Michelet, Katz, Debrosse, j´en passe et  qui sont loin d´être des idiots. Ces noms, monsieur le ministre, sont à inscrire en lettres de feu et de sang sur le marbre de la honte française, ils sont ceux de la trahison, de la haute trahison, du viol de la Constitution, et pire encore, mais je vais y venir, des corps suppliciés. Dans le droit fil de cette honte, le gouvernement d´alors initia une collaboration fructueuse avec le FLN pour mieux briser la résistance de ceux qui avaient cru aux promesses et aux engagements de  Gaulle.

C´ est bien la raison pour laquelle les présidents Valéry Giscard d´Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ne pensaient pas convenable de célébrer une défaite et s´étaient exprimés en termes sans ambiguïté. Et que la date du 5 décembre fut retenue.

Il n´y a pas si longtemps qu´un journaliste respecté, Alain Duhamel résuma simplement l´affaire: de Gaulle et l´Algérie, c´est vraiment une trahison politique. C´est si j´ose dire, une trahison d´État.

Et les résistants, ceux qui s´opposèrent à l´abandon d´une terre française ne faisaient que suivre les injonctions de Michel Debré, cette girouette du Courrier de la colère qui écrivait quelques années auparavant:

Que les Algériens sachent surtout que l´abandon de la souveraineté française en Algérie est un acte illégitime, c´est-à-dire qu´il met ceux qui s´en rendent complices hors la loi ; et ceux qui s´y opposent, quel que soit le moyen employé, en état de légitime défense.

Là où la Constitution n´est pas respectée, il n´y a plus de République, déclara Paul Reynaud à l´Assemblée Nationale le 26 mars 1962.

Et si cela ne vous suffisait pas, et pour l´enseignement des générations futures, s´agissant de la République et de la loi, je vous rappellerai ces phrases de Maurice Allais (L´Algérie d´Évian) sur l´oppression et la résistance à l´oppression :

L´oppression :

Contraints par la force armée à subir une telle situation qui résulte d´actes illégaux et anticonstitutionnels, contraires aux droits de l´homme et aux libertés fondamentales, les Français d´Algérie peuvent se dire « opprimés » au sens de la Déclaration des droits de l´homme et du citoyen de 1789, partie intégrante de la Constitution de la Ve République.

La résistance à l´oppression :

Pour moi, un seul principe doit être considéré comme l´emportant sur tout autre dans l´organisation des sociétés humaines, c´est le respect de la personne humaine, c´est celui du respect des droits fondamentaux et inaliénables qui lui sont attachés.

Qu´il s´agisse d´un individu, groupe ou d´une nation, qui viole ce principe se condamne, qu´il le viole lui-même ou qu´il reste simplement passif devant sa violation, qu´il soit responsable ou non de son application, qu´il s´appuie ou non sur la loi, qu´il se réclame ou non du « droit à la résistance et a l´oppression ».Qui lutte pour ce principe sanctifie ce combat, que ce combat soit mené aux côtés ou contre le gouvernement.

Jusqu´à présent nous avons parlé de politique, de Constitution, de guerre et de capitulation, d´histoire il nous reste à parler des corps.

Le 19 mars 1962, monsieur le ministre, vous paraît être une fin, alors qu´il n´était qu´un commencement. Et puisque vous glissez si élégamment  sur le fait de la capitulation, en oubliant ses plus funestes conséquences, qu´il me soit permis, à l´intention, toujours à l´intention des jeunes générations, d´ajouter quelques détails intéressants sur l´hécatombe que signifia la capitulation du 19 mars 1962. Vous me direz que j´exagère quelques peu en parlant d´hécatombe, qu´on ne fait pas d´omelette sans casser des œufs. Or ce mot n´est pas le mien, monsieur le ministre, c´est un emprunt, permettez-moi de citer la phrase de celui qui, à l´époque, fit la une des journaux :

À quelle hécatombe ne condamnerions-nous pas ce pays si nous étions assez lâches ou stupides pour l´abandonner. Signé de Gaulle.

Les œufs de la trahison, monsieur le ministre, ne font pas de l´omelette un sommet gastronomique. Ces œufs sont pourris et l´omelette n´est guère goûteuse.

Parlons un peu de cette hécatombe ! Mais d´abord, je vous conseillerai de faire le compte des soldats de l´armée française assassinés après le 19 mars 1962, de faire le compte officiel des civils enlevés, disparus, assassinés, torturés, des femmes violées et conduites dans des bordels, après le 19 mars 1962, de nous parler du boucher d´Oran, des horreurs du 5 juillet 1962 et des jours suivants à Oran. Dites-nous un mot, je vous prie, de ces Français mitraillés à bout portant le 22 mars 1962 sur ordre du chef de l´État et de ses complices, je pèse mes mots, et prononcez le mot Bab El Oued sans faire la grimace. Parlez-nous de mes frères harkis, plus de deux cents mille, qui croyaient à l´avenir d´une Algérie française et fraternelle, prospère et juste et qui n´eurent pas toujours le choix entre la valise et le cercueil. Ceux-là qui revinrent en métropole furent traités d´une manière indigne, parqués dans des camps et ceux qui n´eurent pas cette chance, on sait ce qu´il advint sans que j´aie besoin de faire le détail de traitements en regard desquels les tortures nazies ou bolcheviques paraissent d´aimables plaisanteries. Ceux-là, monsieur le ministre, chrétiens, juifs ou musulmans, ce sont les miens.

Et il reste encore à évoquer ceux des soldats français restés en Algérie après le 19 mars 1962, qui furent les témoins des massacres perpétrés sous leurs yeux, et qui, aujourd´hui encore, portent en eux la honte de ne pas avoir su dire non. Ils méritent aujourd´hui non notre condamnation, mais notre compassion, et surtout, l´opportunité d´apporter leur témoignage, tout simplement. Nous en avons besoin pour mesurer une fois de plus à quelles extrémités de cynisme le pouvoir gaulliste fut conduit.

Vous prétendez dire l´histoire de cette tragédie, et, en la disant, l´écrire : il vous reste à l´apprendre ailleurs que dans les antichambres du pouvoir ou des partis politiques.

Abordons le domaine de la mémoire. Or le mot est bien impropre, employé au singulier, monsieur le ministre, car il n´y a jamais eu de mémoire mais des mémoires. Celle qui m´intéresse, justement parce que vous l´effacez prestement elle vous gêne bien évidemment, et vous aimeriez l´effacer en la faisant noyer dans une mémoire commune, est la suivante: la mémoire de celles et de ceux  qui payèrent de leur douleur, de leur exil, de leur vie le prix de la trahison gaulliste et de ses alliés de divers bords, dont le parti intellectuel qu´Albert Camus avait très tôt opportunément dénoncés comme des ténébrions. Non seulement nous assistons depuis une cinquantaine d´années à une magistrale entreprise de décervelage concernant l´histoire du drame algérien, mais encore les efforts déployés par les victimes et par leurs descendants pour préserver leur mémoire se voient confrontés à une entreprise de négationnisme haineux. Et ce sont souvent les mêmes historiens, politiciens ou membres de l´establishment médiatique, quelle que soit leur engagement idéologique, qui mènent l´assaut au nom d´une prétendue vérité historique ne tolérant ipso facto pas la moindre contestation mémorielle. Le négationnisme historique entraîne immanquablement le négationnisme mémoriel. C´est encore une honte française que de voir parader sur le sol français une Zohra Drif, dont toute la gloire est d´avoir déchiqueté d´innocents civils et parmi eux, des enfants. En avez-vous jamais déploré la présence sur le sol français ?

Cependant, en parlant des Français d´Algérie, de leurs frères musulmans trahis par ceux qui prétendaient incarner la France alors qu´ils se rendaient coupables de trahison et de forfaiture, je n´aurais garde d´oublier la grande masse des Algériens qui furent d´un trait de plume, dépossédés de leur nationalité française, et livrés à la dictature, à la régression et à l´injustice, et qui aujourd´hui, rêvant d´un avenir meilleur, tiennent les rues et scrutent les rives de l´autre bord. Lisez donc le beau livre de Boualem Sansal, monsieur le ministre, car certaines nuances vous ont échappé, à vous et à vos collègues. Ce livre c´est Harraga. Et si vous aviez l´ambition de faire le point des tristes réalités algériennes qui sont des sources de désespérance pour le peuple algérien, lisez donc : Algérie L´État des lieux, de Frédéric Pons, qui vient de paraître, et vous comprendrez que ce n´est pas par hasard si Yasmina Khadra a des mots si durs sur le système qui gangrène l´Algérie depuis cinquante ans.

Et n´allez pas chercher ailleurs le refus du maire de Nice et l´indignation du maire de Perpignan face à cette insupportable prétention de vouloir faire de la quille, b… le point d´orgue d´une politique du lâche soulagement. Qu´il soit rendu hommage leur courage civique, leur sens de l´honneur et leur respect de la vérité historique.

Vous avez choisi de vous exprimer ce 19 mars 2013, et vous précisez que la cérémonie que vous présidez s´inscrit dans une perspective de respect, de solidarité et de rassemblement. Mais c´est exactement le contraire que vous faites en célébrant une honte nationale et des douleurs auxquelles il n´a jamais été donné ni consolation ni  réparation.

Mais ce jour de soulagement pour beaucoup, de tristesse pour d´autres, ne signa pas la fin des drames et des horreurs, avez-vous dit. Vous passez bien vite avec ces mots abstraits de drames et d´horreurs pour les vies brisées, les corps suppliciés de centaines de milliers de ceux qui croyaient à l´Algérie française. Croyez-vous pouvoir vous en tirer à si bon compte ? Parlant de soulagement, n´auriez-vous pas pu dire le lâche soulagement ? L´abstraction n´est-elle pas un peu trop opportune, ne gommez-vous pas un peu commodément les corps suppliciés ?

Votre geste, vos paroles, la dérive politicienne d´une majorité parlementaire qui en rappelle d´autres bien laides, ont eu comme résultat, avec ce nouveau déni et cette nouvelle humiliation, de faire naître des sentiments de tristesse ou de colère. Mais voyez-vous tout n´est pas négatif. Votre discours offre d´utiles mises au point et génère des interrogations qui, pour les jeunes générations,  ne se satisferont pas, espérons-le de la ouate de vos propos.

Je vous en fais la promesse : la célébration politicienne et masochiste d´une défaite souhaitée nous donnera, une fois l´an, en ce jour anniversaire de la honte française, l´occasion de rappeler avec tendresse et force le souvenir de nos innombrables victimes et du crime dont elles furent victimes. Aujourd´hui, une équipe d´historiens a entrepris d´honorer ce devoir d´irrespect que recommandait Michelet, loin du politiquement correct qui a jusqu´à présent tenu lieu d´honnêteté en matière d´écriture historienne.

Mal nommer les choses, comme l´écrivait Albert Camus, c´est ajouter au malheur du monde.

Etes-vous bien sûr, sinon de les avoir seulement nommées, ces choses?

Je vous prie de bien vouloir agréer, monsieur le ministre, l´expression du respect que je dois à vos hautes fonctions. Pardonnez-moi de ne pas accorder la même part de considération à la manière dont vous les exercez.

Gérard Lehmann.

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Gérard LEHMANN

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